Si vous avez lu toutes les questions que je me pose sur Yennayer, il est temps, maintenant, d’apporter les éléments de réponse en résumant tout ce que l’on sait sur cette fête berbère et donc sur « le » calendrier berbère.
Ou plutôt les calendriers, qui peuvent varier d’un lieu à un autre, d’une époque à l’autre, ou être utilisé en parallèle avec un calendrier lunaire et un calendrier solaire.
Simple ?
Les différents calendriers berbères
A travers les différentes sources, on a :
- un ancien calendrier berbère dont on a trouvé UNE mеntіоn dans un texte du Moyen-Âge,
- un calendrier lunaire « musulman » mais avec des noms de mois en amazigh et des fêtes musulmanes et amazigh,
- et le fameux calendrier « julien », solaire, commençant avec Yennayer,
Les sources sur la période pré-islamisation et jusqu’au XVIII° siècle sont très pauvres. On ne peut que faire des suppositions basée sur ce qu’on a observé ailleurs dans le monde berbère, ou avant que la modernisation uniformise tout :

- les Touaregs n’identifiaient pas leurs années par rapport à une date donnée, mais leur ԁоnnаіt un nоm correspondant à un événement, une caractéristique, un amenokal (chef suprême, prince des princes…) ;
- les Guanches, aux Canaries, utilisaient un calendrier lunаіrе, qui commençait durant l’été ;
- les Égyptiens utilisaient un calendrier solaire, « agricole », dont le début d’аnnéе était la crue du Nil ;
- dans le Grand Erg Occidental, si certaines tribus débutent l’аnnéе au moment de Yennayer, d’autres choisissent le printemps et l’époque de la tonte, où on embauche les bergers ; la majorité d’entre elles ont une année qui va de l’automne à l’automne (Colonel Emile Lefort des Ylouses)
Les différentes graphies / prononciations utilisées
Yennayer est une façon d’écrire assez moderne. Quand on se plonge dans les textes un peu anciens (XIX° et XX° siècle) on trouve aussi Yennaïr, Enaïr, Ennair, Yennar, Nayer, En-Nayer. Certes, ce sont des textes écrits par des occidentaux, avec des règles de transcription phonétique qui ont évolué au cours du temps.
Mais ces différences reflètent aussi celles qui existent entre les différents "dialectes" amazigh (tarifit ou rifain, tachelhit ou chleuh, tamazight ou « amazigh de l’Atlas » au Maroc, taqbaylit ou kabyle, tacawit ou chaoui en Algérie, tamasheq et ses variantes chez les Touaregs, tаnfuѕt ou nafusi en Libye, etc.)

C’est en recherchant toutes ces graphies sur les grands sites d’archives historiques qu’on arrive à avoir une meilleure perception et plus d’informations sur Yennayer avant le renouveau amazigh.
L’encyclopédie Berbère signale aussi le nom de Haggus et utilise Еnnауеr comme entrée principale.
Ce qu’on sait du calendrier berbère (ancien)
On sait en réalité très peu de choses de ce calendrier qui aurait été utilisé avant la romanisation puis l’islamisation de l’Afrique du Nord.
On a trouvé une trace (et une seule à aujourd’hui) des noms des mois dans un texte du Moyen-Âge écrit en caractères arabes, rapporté par Nісо van der Boogert. J’avais déjà repris les noms de ces mois en 2014, le moins qu’on puisse en dire est qu’ils ne sont pas très clairs…
Numéro | Nom | Traduction |
---|---|---|
1 | tayyuret temzwarut | première lune |
2 | tayyuret tenggwerat | dernière lune |
3 | yardut | |
4 | sinwa | |
5 | tasra temzwarut | premier gardiennage de troupeau |
6 | tasra tenggwerat | dernier gardiennage de troupeau |
7 | awdayeɣet yemzwaren | premiers antilopins |
8 | awdayeɣet yenggweran | derniers antilopins |
9 | awzimet yemzwaren | premiers petits de la gazelle |
10 | awzimet yenggweran | derniers petits de la gazelle |
11 | ayssi | |
12 | nim |
Dans ce calendrier médiéval, il semble qu’il y ait des mois faisant référence à l’élevage et à la chasse et des mois faisant référence à la lune (donc ce ne serait pas un calendrier solaire comme le calendrier julien).
Le calendrier lunaire et musulman amazigh
Il existe un calendrier « lunaire » amazigh, calé sur l’année Hijri, qui donne des noms amazighs aux mois musulmans, sans changer leur durée. Mais ce calendrier là date d’après l’arrivée des musulmans en Afrique du Nord.
Numéro | En Amazigh | Transcription | Chez les Aït Merghad (Source Ahmed Skounti) | Ailleurs (Source Mohammed Hamam) | Mois Hijri (cf. détails ici) | En arabe |
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1 | ⵄⴰⵛⵓⵔ | Aachur | taεšurt | Ta’achourt | Muharram | محرم |
2 | ⵛⴰⵄⴰⵛⵓⵔ = ⵙⴰⵢⵄⴰⵛⵓⵔ | Chayaachur | wawεšur | Win Lmouloud | Safar | صفر |
3 | ⵍⵎⵓⵍⵓⴷ | Lmulud | tirwayin | Eguen Izwarn | Rabi’ al awwal | ربيع الأول |
4 | ⵛⴰⵢⵄⵍⵎⵓⵍⵓⴷ | Chayaalmulud | inṭfer | Wissin Iguenyoun | Rabi’ al thani | ربيع التاني |
5 | ⵉⴽⵏ | Ikn | ikn | Atfas Amzwar | Jumada al awwal | جمادى الأولى |
6 | ⵡⵉⵙ ⵙⵉⵏ ⵉⴽⵏⵉⵡⵏ | Wis sin ikniwn | wissin / ikniwn | Atfas Ikran | Jumada al thani | جماد التانية |
7 | ⴰⵢⵢⵓⵔ ⵏ ⵉⴳⵯⵔⵔⴰⵎⵏ | Ayyur n igrramn | buygurramen | Win Iguerramn | Rajab | رجب |
8 | ⵜⴰⵍⵜⵢⵓⵔⵜ (ⵛⵄⴱⴰⵏ) | Taltyourt / Chaaban | Taltyourt (Šeεban) | Taltyourt | Chaabane | شعبان |
9 | ⵔⵎⴹⴰⵏ = ⴰⵢⵢⵓⵔ ⵏ ⵓⵥⵓⵎ | Rmdan =Ayyur n uzum | remdan | Rmdan | Ramadan | رمضان |
10 | ⵍⵄⵉⴷ | Laaid | tessi | Win l’Aïd | Shawwal | شوال |
11 | ⴳⵔⵍⵄⵢⴰⴷ | Grlaayad | wawessi | Win Guer La’aïad | Dhu al-qi’da | دو القعدة |
12 | ⵜⴰⴼⴰⵙⴽⴰ | Tafaska | tafaska | Win Tafaska | Dhu al-hijja | دو الحجة |
Le nom du premier mois, au lieu d’être Muharram, est Achour, qui fait bien entendu référence à Baba Achour et à la fête d'Achoura, très importante en pays berbère.
Ahmed Skounti explique que chez les Ayt Merghad, les femmes utilisaient le calendrier lunаіrе et les hommes le calendrier solaire. La tribu utilisait donc en parallèle deux calendriers, en même temps. Comme aujourd’hui tous les Marocains avec le calendrier hijri et le calendrier grégorien !
A l’exception de Chaabane et Ramadan, les noms des mois sont en amazigh et font référence à des fêtes : Tafaska pour l’Aïd el Kebir, Tirwayin pour le Mouloud (anniversaire de la naissance du Prophète) qui est le pluriel de tarwayt, plat préparé pendant les fêtes, y compris Yennayer.
J’ai aussi retrouvé les noms de ces mois dans un blog de souvenirs rédigé par un habitant d’El Aderj, près de Sefrou, qui cite une chanson « Taltyourt -Rmtan -Laaïd Amziane -Bin Laaïad -Laïd Amkrane -Amaachour -Chaïaa Laachour -Lmouloud -Chaïaa Lmouloud -Ayaou -Gayaou -Bouimarchidane »
Le calendrier « julien » amazigh
C’est celui qui est majoritairement utilisé aujourd’hui et qui a été pris en compte lors de la création du calendrier berbère.
Il se compose de douze mois, démarre le matin du 13 janvier grégorien (et non pas le 14 janvier comme dans les calendriers juliens orthodoxes).
Français | En Tifinagh | Transcription | Darija | Tachelhit | Chaoui |
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Janvier | ⵢⵏⵏⴰⵢⵔ | ynnayr | yennayer | nnayr | yennar |
Février | ⴱⵕⴰⵢⵕ | bRayR | febrayer | brayr | furar |
Mars | ⵎⴰⵕⵚ | maRS | mars | mars | meyres |
Avril | ⵉⴱⵔⵉⵔ | ibrir | abril | ibrir | brir |
Mai | ⵎⴰⵢⵢⵓ | mayyu | mayou | mayyuh | mayu |
Juin | ⵢⵓⵏⵢⵓ | yunyu | younyou | yunyu | yunyu |
Juillet | ⵢⵓⵍⵢⵓⵣ | yulyuz | youlyouz | yulyu | yulyu |
Août | ⵖⵓⵛⵜ | ɣusht | ghucht | ɣuct | ɣuct |
Septembre | ⵛⵓⵜⴰⵏⴱⵉⵔ | shutanbir | choutanbir | cutanbir | ctember |
Octobre | ⴽⵟⵓⴱⵕ | kTubR | ouktoubr | kṭuber | ktober |
Novembre | ⵏⵓⵡⴰⵏⴱⵉⵔ | nuwanbir | nuwanbir | nuwanbir | wanber |
Décembre | ⴷⵓⵊⴰⵏⴱⵉⵔ | dujanbir | dujanbir | dujanbir | jamber |
Toujours chez les Aït Merghad, Ahmed Skounti indique que juin et juillet sont remplacés par deux mots amazigh, bulεensert (juin) est le mois des fumigations pour déparasiter les troupeaux, juillet s’appelle bu yizegh, pour la chaleur de l’été. Là, on a les traces d’un « calendrier agricole » !
L’étymologie de Yennayer
Récemment se sont développées des théories aussi fantaisistes que celle de Bartholdi s’inspirant des Berbères pour la statue de la Liberté. Avec des formes différentes, elles rattachent « Yennayer » à Yenna, du verbe Ini (dire) et à Yer ou Your, lune (Ayour en réalité), ce qui serait donc « les paroles de la lune, le verbe du Ciel et donc la « parole divine ». Qui justifierait « l’acharnement des religions qui se sont succédées en Afrique du Nord à combattre cette tradition« . (Ces citations proviennent d’un texte du Haut Commissariat à l’Amazighité, l’équivalent algérien de l’Ircam. L'histoire des luttes amazigh beaucoup plus dures dans ce pays qu'au Maroc se traduit manifestement, ici, par un lyrisme assez peu historique).

D’autres ont parlé de la contraction de Yan (premier) et Ayour (lune), première lune, ce qui correspond effectivement à notre vieux calendrier médiéval (mais avec un tout autre mot) et qui serait, malgré tout, étrange pour un calendrier solaire.
Foutaises et billevesées, coquecigrues et calembredaines.
Les noms des mois en Afrique du Nord sont, en arabe comme en tamazight, les noms des mois romains.
Et si « Yennayer » ne venait pas de Ianuarius, il faudrait m’expliquer pourquoi, mais pourquoi tous les noms des autres mois ѕоnnеnt comme ceux du calendrier romain, pourquoi mais pourquoi seul « Ennaïr » aurait une étymologie différente, ou quelle serait l’étymologie amazigh de xubrayer ou furar, ibrir, etc ? (Une personne a tenté l’exercice, mais les anthropologues amazighs, comme Lahoucine Bouyaakoubi, pointent la « poésie » de ces étymologies).
Et enfin pourquoi ce nom de mois aux origines étranges mais qui seraient amazigh ne se retrouve pas du tout dans notre calendrier amazigh du Moyen-Âge ?
La fin des labours et le « calendrier agricole »
Oui le calendrier amazigh est un calendrier agricole. Parce qu’en pratique, tous les calendriers anciens étaient agricoles, parce que l’agriculture était la division du temps la plus importante, qui rythmait la vie de tous.
Mais un « calendrier agricole » est toujours dépendant de la météo… et c’est bien pour cela qu’il a fallu longtemps au Maroc, pour que les jours des grands moussems soient fixés avec certitude (on en a bien souffert à l’époque de l’agence de voyage, que ce soit pour le moussem des dattes ou celui des Roses).
Et surtout, Yennayer n’est pas une fête « agricole ». Bien еntеnԁu, elle est liée aux saisons. Mais elle n’a pas une signification spécifiquement agricole, elle a lieu à un moment où, justement, il n’y a plus d’agriculture.

Cette période est liée à la fin de l’autorisation des labours. Pour comprendre, dans une société agricoles où beaucoup de terres sont collectives, où l’eau est strictement gérée et répartie entre les exploitations (dont les parcelles peuvent être redistribuées), l’égalité est importante tout comme le « bon moment » : si des familles labourent au mauvais moment, il peut y avoir accaparement de terres (oups, j’ai débordé) ou inefficacité et donc famine.
La période des labours est donc décidée par la jemaa, démarre en octobre avec les pluies qui suivent le coucher des Pléiades et se termine en janvier, à peu près au moment de Yennayer. Va donc labourer un sol gelé ou enneigé…
Cette période s’appelle « ahellal » (oui, la même racine que halal, autorisé) et on la retrouve, avec des dates légèrement différentes, liées aux conditions météorologiques, dans tout le bassin méditerranéen, en Grèce, à Rome…
Mais la période importante et faste est celle du début des labours, symbole de croissance et de développement. Elle conditionne toute l’année, puisqu’on y définit les fêtes et les jours de la semaine (comme les calendes étaient l’occasion pour les Romains de fixer les fêtes du mois à venir). Elle se termine donc aux alentours de Yennayer, selon les décisions locales.
De plus, si c’était une « fête agricole« , elle ne serait pas aussi répandue dans le monde berbère, composé d’autant de pasteurs nomades que d’agriculteurs sédentaires ; deux populations aux rythmes annuels bien différents. (Cf plus haut, les débuts d’année des nomades berbères dans le Grand Erg Occidental).
Yennayer avant 1980
Le calendrier amazigh tel que nous le connaissons aujourd’hui a été créé en 1980. Mais qu’en était-il de Yennayer avant cette date ?
En cherchant dans mes sources avec les différentes graphies que je vous indique en début d’article, j’ai trouvé, en réalité, beaucoup de mentions de Yennayer, ou de la « Fête de Janvier », que ce soit dans la presse coloniale de l’époque ou, plus tôt, dans les livres d’ethnologues et explorateurs.
Et beaucoup plus de ces mentions sont en Algérie qu’au Maroc (et quasiment pas en Tunisie).
Je vous ai cité plus haut les nomades du Grand Erg Occidental dont certains font débuter leur année à Yennayer. Il y a aussi l’étude d’Edmond Destaing sur « L’Ennayer chez les Beni Snous » parue en 1905 (les Beni Ѕnоuѕ sont une tribu de l’ouest Algérien dans la région de Tlemcen).

Les traditions kabyles sont aussi rapportées, très souvent.
R. Maunier, dans « Les échanges rituels en Afrique du Nord » parle des rituels de dons, la taoussa, sans la limiter aux Kabyles. Il explique que le fiancé doit, en attendant d’être marié, faire des cadeaux « dispendieux » à sa future épouse, en particulier à l’occasion de « la fête de Janvier« .
Voici 4 coupures de presse, à des dates différentes.
En dehors de la célébration à Ghardaïa en 2006, on parle du 12 et du 13 janvier. Et pour Ghardaïa, j’ai un doute sur l’exactitude, puisqu’ils mentionnent « en même temps » l’Aïd El Kebir. En 2006, l’Aid avait lieu le 30 décembre…
Yennayer, en résumé, et en réponse à toutes mes questions…
Уеnnауеr était, avant même la création du calendrier amazigh moderne, une tradition vivante chez les Berbères dans toute l’Afrique du Nord.On ignore presque tout du calendrier amazigh ancien, il est certain qu’il n’y a jamais eu un calendrier unіquе.
Sa date est clairement liée au calendrier julien hérité des Romains, qui a continué à avoir cours en parallèle du calendrier musulman, mais elle n’a jamais marqué une nouvelle année utilisée dans tout le monde berbère.
Ses rituels sont ceux d’une fête de passage d’hiver, plus liée aux rites propitiatoires pour se donner de la chance dans une période difficile où les réserves sont basses qu’à une célébration agricole. Ce sont des rituels qui se retrouvent dans tout l’espace méditerranéen, voire même au-delà, sans qu’on puisse, au bout de si longtemps, identifier ce qui est amazigh et ce qui est un emprunt (et personnellement, je crois à une universalité des grands mythes et rituels humains, comme l’a décrite Carl Young dans « L’Homme et ses symboles« ).

Avec le renouveau de l’identité amazigh, Yennayer prend de plus en plus d’importance, certains « poètes » chargeant le mot et la fête de significations qui n’ont rien d’historique.
Il reste donc à comprendre le pourquoi et le comment de la création de ce calendrier amazigh moderne et surtout, pourquoi le Maroc a décidé, d’un seul coup, de le fêter le 14 janvier et pas le 13.
Yennayer existait à l’époque d’Al Andalous
Un immense poète corduan, Ibn Quzman, a écrit un texte où il vante
l’ambiance odorante des souks bien achalandés et dépeint les quantités de confiseries étalées exclusivement pour accueillir Yennayer
Etait-ce en Andalous, ou lors d’un voyage au Maghreb ? L’histoire n’a pas de traces d’un voyage qu’il aurait fait en dehors de la péninsule ibérique. Il est fort probable que les conquérants berbères aient apporté leurs traditions avec eux et que ces souks étaient en Espagne.
Ibn Quzman, contrairement à de nombreux poètes, n’écrivait pas qu’en arabe classique. Il utilisait la langue du quotidien et donc en partie le berbère. Son recueil, Le Diwan, n’a pas été traduit en français, mais on peut en trouver une version anglaise et une version espagnole.
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