Quelles sont les langues parlées au Maroc ? La question est intéressante, en particulier pour les étrangers qui veulent travailler ici, proposer un service, ou qui se demandent quelle langue ils doivent apprendre.
Une étude Sunergia récente dresse un tableau des langues parlées (et écrites) par les Marocains. Un des points intéressants est la distinction entre un contexte personnel et un contexte professionnel.
Avant de plonger dans les résultats, il faut s’intéresser aux enjeux politiques derrière la question linguistique au Maroc.
Les langues du Maroc : des enjeux politiques
Darija ou arabe standard
Selon l’étude, 100% des Marocains parlent la darija. Mais pour un certain nombre de Marocain, la darija « ce n’est pas de l’arabe ». Il suffit de se rappeler le scandale occasionné en 2019 par un livre d’apprentissage de l’arabe qui incluaient des mots typiquement marocains, comme « baghrir » ( بغرير ), briouates ( بريوات ) et « msemens » ( مسمن ). Le PJD s’était offusqué car c’était des mots de darija.
Quand j’ai parlé du گ et du ڤ utilisés au Maroc pour retranscrire le G et le V, on m’a répondu sur Facebook que « ce n’était pas de l’arabe« . Et pourtant, Agadir ou la marque d’eaux minérales Vitalya utilisent très officiellement ces lettres.
Le Maroc est à l’opposé du Québec et de la Francophonie en général. Alors que les « Français hors de France » regorgent d’expressions locales et même d’accommodements avec la grammaire de l’Académie française, il ne viendrait à personne l’idée de dire que « ce n’est pas du Français« .
Partout dans le monde arabe décolonisé, l’arabisation a été un enjeu politique. C’est aussi un enjeu religieux, avec la fixation des normes de la grammaire arabe faite au moment de l’expansion musulmane pour éviter que les nouveaux croyants fassent des faux sens.
Enfin, d’un point de vue scolaire, c’est une difficulté quasi sans solution. On sait bien que les enfants apprennent mieux dans leur langue maternelle, mais on sait aussi que les cursus scolaires après les primaire sont en arabe standard et que les jeunes élèves doivent apprendre à maîtriser cette langue pour maitriser leurs manuels et passer leurs examens.
Malgré la proximité des langues, est-il imaginable, acceptable, d’enseigner l’arabe standard comme une « langue étrangère », alors que c’est la langue officielle du pays ? Et pourtant, dire que la darija n’est pas de l’arabe, c’est avouer à demi-mot que, pour beaucoup de Marocains, l’arabe est une langue étrangère, comme l’italien pour les Français : très proche, facilement compréhensible, mais différente.
La place de l’Amazigh
Avec la reconnaissance officielle de l’Amazigh en 2012, le Maroc a envoyé un signal fort et mis un frein aux revendications séparatistes de certaines communautés berbères. Si les relations entre l’état et ces communautés n’ont jamais été aussi tendues qu’en Algérie, l’amazigh, langue maternelle de 25% des Marocains peine toujours à trouver sa place.
La langue berbère – ou amazigh -, une oralité survivante - La langue berbère, une oralité survivante et la marque d'une affirmation culturelle en pleine expansion. Plus encore que pour la darija, la question des différents dialectes est importante. Il a été décidé que ce serait la version « locale » qui serait enseignée dans les écoles, tarifit, tachelhit ou tamazight.
Si l’IRCAM maintient un dictionnaire multilingue, on n’y trouve pas de nombreux mots. J’ai ainsi cherché vainement le nom du singe, Zatout, qui est pourtant utilisé en tachelhit.
Si les panneaux autoroutiers ou ceux qui ornent les administrations marocaines sont maintenant trilingues, la nouvelle version des billets de banque n’a pas inclus l’amazigh.

Bref, cette langue est une langue parlée, une langue qui a une littérature, mais ne peut pas, concrètement, être une langue de travail.
Le Français et l’Anglais
Le statut du français est ambigu au Maroc. Largement pratiqué comme langue de travail, par les Marocains qui ont été dans les écoles françaises, accepté dans les tribunaux, utilisé dans le Bulletin Officiel où la grande majorité des lois sont traduites en français, il est aussi « psychologiquement » rejeté, comme langue de l’ancien colonisateur.
C’est un sujet qui revient régulièrement sur Facebook, dans des groupes que je qualifierais de « mixtes », où, régulièrement quelqu’un demande « pourquoi on ne s’exprime pas en arabe » et où la réponse est toujours la même : chacun s’exprime comme il le veut, certains ne sont pas à l’aise pour écrire l’arabe, etc.
Depuis quelques années, il y a une réflexion pour développer l’usage de l’anglais au Maroc et le voir supplanter l’usage du français. J’ai mon opinion sur ce que je trouve être un "voeux pieux", un jour je vous en parlerai. (Je suis bilingue anglais, ce n’est donc pas une opinion intéressée. Mais je vois les difficultés qu’ont les étrangers ne parlant que l'anglais au Maroc). Mais ce désir de passer à l’anglais se manifeste à chaque fois que les relations avec la France se tendent.
Les écoles bilingues anglophones, ou trilingues, se développent.
L’enquête de Sunergia sur les pratiques linguistiques au Maroc
Vous trouverez en bas de l’article le lien vers l’enquête. Il vous suffit de vous créer un compte sur leur site pour accéder à la totalité du texte.
Les langues sélectionnées
L’institut a préféré se limiter à sept langues, au lieu de poser une question ouverte sur les langues pratiquées. Ces langues sont :
- la darija,
- l’arabe classique,
- l’amazigh, sans distinction de dialecte
- le français,
- l’anglais,
- l’espagnol
- et l’allemand
Le recensement de 2024, lui distingue les « langues locales » (darija, tachelhit, tamazight, tarifit et hassanya), d’une part, d’autre par, l’arabe, le français et « les autres langues ».
Le niveau de pratique de la langue et le contexte d’utilisation
Le questionnaire comprenait deux questions importantes :
Le niveau de pratique :
- Langue maternelle
- Langue parlée couramment
- Notions
- Pas de connaissance (ou très peu)
Le contexte d’utilisation :
- Personnel à l’oral (avec les amis / la famille)
- Personnel à l’écrit (sms, WhatsApp, email aux amis / famille)
- Professionnel à l’oral (au bureau / travail)
- Professionnel à l’écrit (sms, WhatsApp, email au bureau / travail)
Ce qui aurait dû donner une matrice avec 16 possibilités (un peu moins, en fait, car l’utilisation d’une langue qu’on ne connait pas n’est pas logique).
Or, dans la présentation des résultats de l’étude, on ne trouve pas cette matrice. Il aurait été intéressant de savoir, par exemple, quel pourcentage de Marocains ayant seulement des « notions » d’arabe classique sont amenés à l’utiliser dans un contexte professionnel (juridique par exemple), ou quel pourcentage de Marocains parlant couramment le tamazight on la chance de pouvoir l’utiliser dans ce contexte professionnel, à l’écrit (et comment ils font).
La darija et le berbère (tamazight)
C’est dans le paragraphe sur la darija qu’on voit la confusion entre « langue maternelle » et « niveau de langue ».
Pour moi qui a découvert le Maroc à travers ma belle-famille berbère, du Sud (vallée du Draa) et qui a parcouru les espaces où vivent encore les nomades, il est absolument faux de dire que « 100% des Marocains parlent couramment la darija » et que […] 94% l’ont comme langue maternelle.

Plus bas, on trouve
21% +94% = 115% !
La définition de la langue maternelle, c’est la première langue apprise à la maison dans l’enfance et encore comprise par la personne au moment où les données sont recueillies. Si on a le tamazight comme langue maternelle, on ne peut pas avoir aussi la darija.
Ce « 100% des Marocains parlent couramment la darija » n’est pas non plus tout à fait juste.
Selon les données du HCP et du recensement de 2024 :
- 24,8% des Marocains sont analphabètes ;
- presque la totalité de la population alphabétisée, âgée de 10 ans et plus, sait lire et écrire la langue Arabe (99,2%) ;
- mais près de neuf personnes sur dix (91,9%) utilisent la darija (96,3% en milieu urbain contre 84,5% en milieu rural).
Par contre, sur le tamazight, Sunergia et HCP sont d’accord sur le chiffre de 25% de locuteurs amazigh.
La darija et l’arabe classique
Dans ses statistiques, le recensement de 2024 ne fait pas de différence entre darija et arabe standard. L’étude de Sunergia montre au contraire une très grosse différence : seuls 2% des sondés utilisent l’arabe standard dans leurs communications orales personnelles contre 94% pour la darija. Au niveau professionnel, la darija est utilisée par 69% des Marocains à l’oral et 39% à l’écrit, contre seulement 8% et 10% pour l’arabe classique (juristes, philosophes, etc).
Seulement 12,6% des Marocains se considèrent bilingues dans ces deux langues.
Le français, l’anglais et les autres langues étrangères
Dans le monde professionnel, le français se taille la part du lion avec 31% d’utilisateurs à l’oral et 32% à l’écrit, presque la même chose que la darija. Et un énorme écart entre oral et écrit dans un contexte personnel : 9% à l’oral contre 22% à l’écrit, l’inverse de la darija.
10% des Marocains sont bilingues ou trilingues avec le français. Un score beaucoup plus bas que ceux qui l’utilisent au quotidien dans la sphère professionnelle.
A peine 3% des Marocains parlent couramment l’anglais en plus de l’arabe. Et 7% l’utilisent dans un contexte professionnel.
Quant aux autres langues étrangères (espagnol, allemand, etc.) elles sont quasiment inexistantes.
Quelles sont les langues parlées au Maroc, quelles sont les langues qu’un étranger doit apprendre ?
On parle donc deux arabes au Maroc, et souvent le français et/ou le tamazight. Chacune de ces langues s’utilise dans un contexte qui lui est propre, et la plupart des Marocains passent de l’une à l’autre, même sans être bilingues ou trilingues.
Très clairement, pour un étranger, dans le couple darija – arabe standard, la darija est la plus importante. A condition qu’il apprenne aussi à lire l'arabe. Il devra jongler entre l’alphabet arabe et la transcription en caractères latins de la darija.
Dans un contexte professionnel, s’il est francophone, il pourra facilement survivre. Sans doute sans les small talks qui se tiennent en darija, sans doute dans un contexte appauvri, mais il pourra utiliser ses compétences.Par contre s’il est anglophone, ce sera beaucoup plus difficile. Surtout s’il ne parle pas l’arabe. Bien que les Marocains souhaitent se tourner vers l’anglais, le monde professionnel n’a pas encore évolué pour avoir besoin de ses talents et il sera souvent cantonné à des postes d’enseignement ou à travailler à distance avec son pays d’origine ou en « tech-nomade ».
En savoir plus
- Les langues les plus parlées au Maroc en 2024 - Etude Sunergia
- Les détails de l'étude. Il suffit de créer un compte gratuit pour avoir accès à l'ensemble de l'article.
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