Ce Ramadan aura été exceptionnel, et pas dans le bon sens.
Il en est de même pour l’Aïd qui se fête aujourd’hui, encore en confinement et dans l’angoisse de l’avenir, pour beaucoup.

Normalement l’Aïd El Fitr est le moment joyeux qui met fin à un mois de privation. On visite ses proches et on se réjouit, dans la communauté, pour une période de trois jours (où, pour rappel, il est interdit de jeûner, ceux qui ont des jours de jeûne à rattraper ne peuvent pas le faire immédiatement). Cette année, il n’y aura pas de prières communes à la mosquée, de grandes réunions de famille. Si toutes les fatwas nécessaires ont été émises pour rassurer les musulmans obligés de prier chez eux et les autoriser à suivre le prêche à distance, il manque la chaleur du rituel, le sentiment physique d'appartenance à la communauté.
Les quelques 10.000 français, marocains ou franco-marocains résidant en France encore bloqués au Maroc, les marocains bloqués en France, tous ceux qui sont dans la même situation, bloqués dans un pays qui n’est pas celui où ils habitent, n’en peuvent plus d’être loin de leurs proches. Pour ceux qui sont censés fêter l’Aïd, le mot « fête » a un sens bien amer aujourd’hui.
Cette année, la précarité a augmenté massivement, beaucoup de marocains ont perdu leur travail, quand ils sont « chefs d’entreprise », auto-entrepreneurs, freelances ou dans l’informel un peu légal et l’informel pas du tout légal, ils ont perdu leurs clients, ou ceux-ci, pour les mêmes raisons, n’arrivent pas à les payer.
Les mesures du gouvernement, la prime de 2.000 dirhams, les allocations du Ramed ne sont pas universelles.
Pour toucher la prime, par exemple, les entreprises devaient prouver qu’elles subissaient une chute de chiffre d’affaires de 50% liée au coronavirus. En dehors des secteurs touristiques, du réceptif et de tous les magasins / espaces ouverts au public qui ont dû fermer, cette chute de chiffre d’affaires est moins immédiate que cela. Et l’allongement des délais de paiement n’a pas d’impact sur le chiffre d’affaires, mais heurte la trésorerie. Les allocations Ramed ont été réservées aux pères de famille, tant pis pour les célibataires mis au chômage.
Au moins, nous avons échappé au confinement total qui a été instauré en Algérie.
A court terme, donc, après la fin d’un mois de jeûne, beaucoup plus de marocains vont continuer à se priver.
A moyen terme, l’économie marocaine, fortement dépendante de l’étranger, va énormément souffrir. Le secteur du tourisme, déjà en difficulté, est quasiment mort et ne survivra que grâce à l’injection massive de fonds de l’état.
Beaucoup parlent de remettre en place la préférence nationale, de « consommer marocain » pour soutenir le pays. Beaucoup plus facile à dire qu’à faire dans un pays qui s’est industrialisé en s’ouvrant à l’extérieur et en se positionnant comme sous-traitant. Une industrie ne se réoriente pas en quelques semaines. L’agriculture marocaine est dépendante de l’étranger, il faut, pour nourrir et chauffer les marocains, importer du blé, du gaz, et donc disposer de devises qui s’obtiennent en exportant… et je vous conseille la lecture de cet article d’Analyz « le consommer marocain, entre rhétorique et patriotisme économique« .
Notre monde a changé. Certes, « rien ne sera plus comme avant », mais c’est le cas tous les jours, après chaque événement important, nous avons la capacité d’oublier. En dehors de ceux qui ont été directement touchés, qui est aujourd’hui traumatisé par les attentats de 2003 à Casablanca ? Qui est dans l’inquiétude permanente du Sida ? Cela s’appelle la résilience, et c’est ce qui nous permet d’aller de l’avant.
Néanmoins, notre monde va changer, sans que nous puissions mesurer aujourd’hui l’ampleur de ce changement. Le coronavirus a frappé dans un environnement déjà fragilisé, instable, où le leadership des grands leaders mondiaux est remis en cause, où les « poujadismes » et les populismes gagnent du terrain. La tentation est grande de distraire ses citoyens grâce à un conflit extérieur ou à des mesures dont l’annonce rallie tout le monde.
Ainsi, grâce à l’urgence face au Coronavirus, Benjamin Netanyahou, battu aux élections, a réussi à conserver son poste de Premier Ministre et parle aujourd’hui d’annexer les territoires cisjordaniens, sans doute pour faire oublier l’ouverture de son procès en corruption ce qui a suscité une réaction iranienne menaçante.
Ainsi, après avoir fait le matamore face à la Corée du Nord, un Donald Trump fragilisé par la crise économique et son mauvais traitement de l’urgence sanitaire, menace de « faire payer la Chine », exige des informations, la possibilité de pouvoir faire des inspections, reprenant exactement la même rhétorique que celle qui avait mené à la guerre contre l’Irak.
Ainsi, Vladimir Poutine est lui aussi fragilisé, plus concentré sur les affaires intérieures que sur son rôle de facilitateur entre la Syrie, la Turquie, l’Iran et les autres…
Ainsi, l’Arabie Saoudite, avec la chute du prix du pétrole, est entrée dans une crise économique. Chute du prix du pétrole qui a été accélérée par la baisse de l’activité industrielle et du transport, aujourd’hui les capacités de stockage n’existent plus, cela déborde de partout. Le pays diminue les « subventions » distribuées au ménages saoudiens (car tout le monde n’est pas riche là-bas).

Il est presque certain que le Hajj n’aura pas lieu. C’est, je crois, une première dans l’histoire. Le Hajj, c’est la trêve, un moment où les différents ennemis oublient leurs luttes. Aujourd’hui, l’Arabie Saoudite est, elle aussi, durement frappée par la pandémie. Les pèlerinages ont été suspendus fin février, les lieux saints ont été fermés fin mars, la fermeture totale des frontières a eu lieu le 15 mars, le personnel des aéroports a été renvoyé chez lui. Des images des mosquées entièrement vides, particulièrement la grande mosquée de la Mecque, ont circulé partout sur le web.
En imaginant une hypothétique levée de ces mesures, il est de toute façon trop tard pour mettre en place la logistique du pèlerinage. Ceux qui considèrent que la fermeture des mosquées est un acte d’apostasie auront-ils les mêmes accusations contre la dynastie des Saoud, leur reprochant d’avoir failli à leur mission de gardien des Lieux Saints ?
Alors, cette année, vous souhaiter un bon Aïd, c’est surtout vous souhaiter de rester en bonne santé, vous et vos proches. Vous souhaiter de ne pas souffrir de tous ces problèmes qui nous menacent. Vous souhaiter, si ces risques se matérialisent, de passer à travers le mieux possible.
C’est ce que Bernard et moi faisons, de tout notre coeur.
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