Quand je suis arrivée pour la première fois au Maroc, la réforme du Code de la Famille, la « nouvelle Moudawana » venait juste d’être promulguée, et cela ne plaisait pas à tout le monde.
« Plus aucun homme ne va vouloir se marier, un divorce ça coûte trop cher » était la première des récriminations. Pourtant, le frein essentiel au mariage aujourd’hui est la соnԁіtіоn économique, pas le risque de coût dans le cas d’un divorce… en tout cas chez ceux qui veulent réellement se marier, dans l’optique de construire un foyer pour la vie.
D’autres choses faisaient grincer des dents, elles ont d’ailleurs été très longues à mettre en place de façon réelle, comme l’interdiction des mariages par fatiha (sans passer devant l’adoul ni faire la procédure au tribunal de la famille) qu’on a pendant de longues années accepté de régulariser, avant d’y mettre un arrêt définitif en 2019.
Et surtout des possibilités plus larges pour la femme de ԁеmаnԁеr le divorce sans perdre ses droits, normalement très restreinte en Islam. En cas de désaccord, on se fait répudier mais on ne part pas…
Ou l’obligation pour le mari souhaitant prendre une seconde épouse d’obtenir l’accord de la première devant le juge, alors qu’il avait auparavant la possibilité de se marier comme il le souhaitait, sans prévenir…
Ou comme l’interdiction théorique du mariage des mineures, alors que ces dernières années, le nombre de ce type de mariage autorisé sur dérogation est reparti à la hausse.
Comme vous le voyez, on parlait surtout de mariage.
Or cette « nouvelle moudawana » était aussi novatrice dans d’autres domaines.
Un code de la famille très progressiste
Les Occidentaux non-musulmans (et même ceux qui sont musulmans et qui n’ont jamais vécu dans un pays arabe) ne se rendent pas compte de ce qu’était le sort d’un « еnfаnt sans père« , qu’il soit le fruit de relations hors-mariage consenties ou, dans la très large majorité des cas, le fruit d’un viol.
Sans père, cela voulait dire tout simplement sans identité. C’est encore le cas en Égypte où ces enfants, même adultes, n’ont pas d’existence légale, pas de carte d’identité. Donc pas la possibilité de passer le permis de conduire, pas la possibilité de posséder un bien immobilier.
Donner une existence légale à ces enfants, leur donner la nationalité marocaine, permettre dans tous les cas à la mère de transmettre la nationalité marocaine à ses enfants, même à ceux nés d’un père étranger dans le cadre d’un mariage légal, ont été une grande innovation.
Et si on pense immédiatement au sort des enfants abandonnés, il ne faut pas oublier que cela permettait aussi aux enfants de mariages mixtes de соnѕеrѵеr leur droit à l’héritage, en particulier celui des terres agricoles possédées par leur mère.
En vingt ans la société marocaine a évolué
Ne vous y trompez pas, la société marocaine reste trаԁіtіоnаlіѕtе, opposée dans le principe aux relations hors-mariage (même si elles se pratiquent beaucoup), le rôle de la femme est avant tout d’être mère et d’avoir des enfants, même si elle a toute liberté pour travailler et que beaucoup de femmes ont une belle carrière.
L’affaire Amina Filali, cette jeune fille qui s’est suicidée pour ne pas avoir à épouser son violeur est un tournant qui conduira à l’abolition de l’ignoble article 475. Pourtant, aujourd’hui encore, la criminalisation des relations hors-mariage empêche de poursuivre beaucoup d’agresseurs sexuels, les femmes refusant de risquer la prison en plus du viol.
Et le gouvernement marocain avance à petits pas prudents vers une ԁéрénаlіѕаtіоn de ces relations sexuelles hors-mariage, sans aller jusqu’à la légalisation. Autrement dit, amende mais pas prison. Après une première étape, franchie par un ministre de la Justice PJD : sauf plainte explicite, la police n’a plus le droit d’intervenir dans un domicile privé pour constater une « fornication ».
Les réformes légales attendues par / pour les femmes
Néanmoins, tout n’est pas parfait, loin de là. Il reste des revendications très importantes, dont certaines seront, à mon avis, nettement plus difficiles que d’autres : tout ce qui relève de l’interprétation peut être ré-interprété, quand c’est inscrit noir sur blanc dans le Coran, c’est plus difficile.
Car c’était déjà écrit dans le préambule du Code de la Famille de 2004 :
sans jamais autoriser ce qui a été interdit, ni interdire ce qui a été autorisé.
La polygamie en est un bon exemple : impossible à interdire, elle a été rendue nettement plus difficile.
La réforme de l’héritage
Les bases du droit de l’héritage sont inscrites clairement dans le Coran
Les lois sur l’héritage sont соmрlехеѕ, pour résumer on dira que la part des filles est la moitié de la part des garçons, que dans certains cas mêmes les filles peuvent voir l’héritage de leurs parents aller à leurs oncles.
Cette partie de la Moudawana contient 118 articles, sur un total de 400.
Les lois sur l’héritage sont définies dans le Coran, dans les versets 11, 12 et 75 de la 4° sourate Аn-Nіѕа (les femmes).
Voici ce que Dieu vous enjoint au sujet de vos enfants : au fils, une part équivalente à celle de deux filles.
C’était à l’époque une réforme positive en faveur des femmes qui étaient totalement exclues de l’héritage dans certaines parties de l’Arabie pré-islamiques (comme elles l’ont été jusqu’à la colonisation en Kabylie, malgré le droit musulman).
Un droit de l’héritage pas adapté au contexte moderne
Cette répartition de l’héritage s’accompagne d’une obligation pour les héritiers mâles : рrеnԁrе еn charge les femmes de la famille en cas de besoin (leur mère, les autres épouses de leur père, leurs soeurs qui sont célibataires, veuves ou divorcées) ; elle contrebalance partiellement l’inégalité de répartition, mais :
- à l’époque coranique, les familles – et donc la charge qui pesait sur les hommes – étaient beaucoup plus importantes qu’aujourd’hui où la famille mono-nucléaire avec un à trois enfants est en train de devenir la norme
- la femme qui n’a pas besoin de ce support « perd » la moitié de l’héritage et cela contribue, globalement, à maintenir les femmes marocaines dans une situation économique bien moins favorable que celle des hommes ;
- elle n’est pas toujours appliquée aujourd’hui (euphémisme).
« Pas toujours » ne veut pas dire « jamais ».
Une de mes amies a perdu son père il y a quelques années. L’héritage a été réparti conformément à la loi entre elle, sa sœur divorcée avec une petite fille, sa mère et son frère. Le frère prend en charge toute la famille, y compris la petite fille. Mon amie travaille et il refuse qu’elle participe même d’un dirham aux frais de la maison, tout ce qu’elle gagne est uniquement pour elle, ses plaisirs et son épargne.
Globalement, dans un mode de vie où les femmes travaillent et sont indépendantes, ce droit de l’héritage qui correspond au mode de vie du Moyen-Âge pose de nombreux problèmes et qu’une grosse minorité de Marocaines et même de Marocains demandent sa réforme : 36% en 2022.
Mais comment « interdire ce qui est écrit » ?
La réforme de l’autorité parentale
Le saviez-vous ? En cas de divorce, même lorsque la mère a la garde des enfants, c’est le père qui соnѕеrѵе, seul, l’autorité parentale.
En clair, la femme ne peut pas voyager à l’étranger sans une autorisation écrite de son mari, de moins de trois mois. Le père peut interdire à la mère d’aller s’installer dans une autre ville avec les enfants. Il peut décider de tout, même des écoles où les enfants sont inscrits.
Et il conserve le livret de famille.
Vous imaginez bien les difficultés que cela peut entraîner quand un divorce se passe mal…
La réforme de la garde parentale
Là, la problématique est le maintien de la garde de l’enfant initialement confiée à la mère quand celle-ci se remarie. En effet, en Islam, un enfant ne devrait pas être élevé par un autre homme que son père, quand celui-ci est vivant et « capable »…. autrement dit quand il ne peut pas faire l’objet d’une kafala.
Ce qui revient à condamner la femme divorcée à un célibat.
Le droit à l’avortement
La « subtile différence » ici, c’est la définition du moment où le foetus est doté d’une âme et devient donc un être humain qu’on ne peut pas tuer.
Pour les Malékites (donc pour les autorités religieuses marocaines), le foetus est un être humain dès le moment de la conception. Pour d’autres écoles d’interprétation, comme les Hanbalites (majoritaires en particulier Arabie) ou les Hanafites (Turquie et ancien Empire Ottoman), l’avortement est possible jusqu’à 120 jours. Pas recommandable, mais pas interdit (mekrouh mais pas haram).
Au Maroc, le Code pénal marocain autorise l’avortement lorsqu’un médecin ou chirurgien estime que la
santé de la mère est en danger, et avec l’autorisation du conjoint (article 453), il prévoit des peines de
prisons et des amendes pour tout avortement ou tentative d’avortement en dehors de ce cadre (articles
449-452; 454-458). Les discours ou écrits qui incitent à l’avortement sont eux aussi passibles de
peines de prison (Article 455).
Or la situation au Maroc est similaire à celle de tous les pays où l’avortement est interdit : il se pratique clandestinement, ce qui met la vie des femmes en danger, surtout celles qui n’ont pas les moyens d’aller dans des bonnes cliniques, ou de le pratiquer à l’étranger.
On estime le nombre d’avortements сlаnԁеѕtіnѕ au Maroc à 80.000 / an, chiffres en forte baisse grâce à la diffusion des moyens de contraceptions (qui ne sont pas, eux, interdits).
Plusieurs projets de loi ont été déposés, proposant notamment de prendre en compte le danger pour le fœtus et pas seulement pour la vie de la mère et d’étendre le droit à l’avortement pour les femmes atteintes de troubles mentaux ou pour les grossesses résultant de viols ou d’inceste. Aucun n’a abouti.
Le chantier de la réforme de la Moudawana a été lancé
Une évolution amorcée par étapes depuis plusieurs années
La réforme de la « nouvelle » Moudawana est un des grands objectifs de 2023. Le Roi l’a évoquée pour la première lors de son discours du Trône annuel du 30 juillet 2022.

Mohammed VI y parle d’égalité, encore d’égalité et surtout d’abrogation du concept coranique de qiwâmah, qu’on pourrait résumer par « l’égalité dans la différence » ou « à chacun ses droits et ses responsabilités », basé sur le verset 34 de la même sourate 7 An-Nisa.
Je vous en mets ici deux traductions, pour que vous voyez bien la large latitude d’interprétation possible :
Version traditionnelle
Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs que Dieu accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs bien. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris), et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux, avec la protection de Dieu. Et quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les. Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voie contre elles, car Dieu est certes, Haut et Grand !
Version « moderniste »
Les hommes assument les femmes, à raison de ce dont Dieu a favorisé les uns par rapport aux autres, et de ce dont ils dépensent de leurs biens. Les femmes vertueuses sont dévotes, gardiennes du secret, en raison de ce que Dieu garde. Quant à celles dont vous craignez hostilité, exhortez-les, faites lit à part, éloignez-vous d’elles. Si elles vous obéissent, alors ne cherchez pas de recours contre elles. Dieu est Très Haut, Grand.
Ce discours de juillet 2022 venait donc après de longues années de travail avec des associations, après des réformes déjà importantes comme la possibilité pour les femmes de devenir adouls.
Octobre 2023 : le Roi lance les travaux de la réforme
Dans une lettre adressée au gouvernement, il indique entre autres que :
L’actualisation du Code que nous appelons de nos vœux doit se faire en accord avec les principes directeurs et les orientations clés qui ont présidé à son élaboration et que nous avons définis dans notre discours prononcé devant le Parlement, le 10 octobre 2003, puis confirmés dans le discours du Trône adressé à notre cher peuple, le 30 juillet 2022.
Il souligne la nécessité que cette réforme
soit réalisée en total accord avec l’esprit de la Charia et les spécificités de la société marocaine [interprétation malékite][…] selon une approche marquée du sceau de la modération, de l’Ijtihad ouvert, de la concertation, du dialogue.
Les priorités sont
- remédier aux défaillances que l’application judiciaire du Code a mises en évidence sur près de vingt ans
- amender les dispositions que l’évolution de la société marocaine et le développement des législations nationales ont rendues obsolètes.
La base de cette réforme doit être
les valeurs de justice, d’égalité, de solidarité et de cohérence telles qu’elles sont prônées dans les sources authentiques de la religion musulmane, ainsi que les principes universels énoncés dans les conventions internationales ratifiées par le Maroc.
Étant donné sa nature complexe et son importance et la nécessité d’une « pratique vertueuse de l’Ijtihad constructif » elle impliquera, en plus du gouvernement, d’autres corps religieux et civiles, comme le Conseil supérieur des oulémas, le Conseil national des droits de l’Homme et l’autorité gouvernementale chargée de la solidarité, de l’insertion sociale et de la famille ainsi qu’un large spectre d’organisations et d’acteurs de la société civile.
Le résultat de ces travaux est attendu pour mars 2024 au plus tard, pour passer ensuite au Parlement.
Mohammed VI, un roi féministe
On ne force pas une société traditionaliste et conservatrice comme la société marocaine à évoluer plus vite qu’elle ne le souhaite. La famille est une des composantes structurelles essentielles ici, une allégeance essentielle même si elle n’apparait pas dans la devise « Allah, Al Malik, Al Watan » (Dieu, le Roi, le Royaume) à laquelle pour chacun, il faudrait rajouter al aîla, la famille.
Comme me l’a dit récemment un ami qui vit de l’autre côté de la Méditerranée, « c’est pas top au Maroc pour les femmes ». C’est vrai, mais c’est de mieux en mieux. Quand je compare à ce que j’ai connu à mon arrivée au Maroc, tant de choses ont changé.
La pratique des petites touches a permis d’avancer peu à peu, mieux qu’en imposant brutalement des réformes.
Les changements qui ne dépendent pas de la loi
Toutes les inégalités ne se réduisent pas par la loi, mais la loi est une première étape nécessaire.
Comme partout dans le monde, au Maroc, les femmes sont les premières victimes des crises économiques. Elles sont plus pauvres, moins éduquées, plus frappées par le chômage que les hommes.
Leur accès à l’éducation est, malgré tout, plus restreint, parce qu’elles ont moins de liberté que les élèves garçons, que les familles hésiteront à les envoyer étudier « à la ville » pour aller au lycée ou à l’université, ne le feront que si elles ont de la famille pour les accueillir, alors qu’un garçon aura plus de liberté.
Pendant longtemps, beaucoup de Marocaines continueront à ne « pas très bien se marier » pour éviter de rester vieilles filles, pour satisfaire leurs parents qui veulent les voir mariées, ne divorceront pas pour éviter la honte et la stigmatisation, pour ne pas se retrouver démunies et parce qu’elles pensent que c’est mieux pour leur enfant.
Pouvoir bénéficier des conseils d’unE adoul, d’une avocate, avoir des exemples, des modèles de femmes qui arrivent à concilier une vie de femme moderne avec les exigences de leur religion et les attentes de la société, savoir aussi qu’elles peuvent être protégées sont des jalons essentiels sans lesquels leur situation ne progressera pas.
Quelques analyses sur les discriminations envers les femmes au Maroc
- Maroc : Criminaliser les relations hors-mariage freine l’accès à la justice pour les victimes de violence
- "les articles 490-493 du Code pénal empêchent non seulement les victimes de violence de les signaler, mais en plus ils permettent, facilitent, autorisent et encouragent les violences faites aux femmes"
- Une moitié en héritage
- Analyse des lois sur l'héritage en Algérie et au Maroc
- Essai d'estimation de la prévalence de l'avortement provoqué au Maroc. Approche comparative
- Combien d'avortements au Maroc ? Comment quantifier une pratique interdite ? Cet article donne plusieurs méthodes et arrive à des chiffres.
- Le concept de la Qiwâmah du point de vue du référentiel religieux et des mutations sociétales au Maroc.
- Vous pouvez télécharger le rapport résumé à partir de ce lien. Publié en 2018 par "ONU Femmes Maroc"
- Document. Le texte intégral de la lettre royale sur la réforme de la Moudawana
- Le texte intégral de la lettre envoyée par Sa Majesté Mohammed VI au gouvernement, dont nous donnons des extraits dans l'article.
- Plus de la moitié des Marocaines victimes de violence conjugale
- Dans son recueil intitulé « La femme marocaine en chiffres 2023 », le Haut-Commissariat au Plan (HCP) révèle les statistiques sur la condition féminine au Maroc, notant entre autres que 52 % des femmes marocaines continuent d’être victimes de violences conjugales.
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