Il y avait autre chose qui m’avait surprise dans le numéro de « Bien Dire » sur le Maroc. A la décharge de la journaliste, elle n’a fait que reprendre sans la vérifier une légende urbaine qu’on retrouve dans de nombreux articles.
Elle l’a juste un peu « enrichie » en affirmant que Lоuіѕ Lumière aurait été présent à Ouarzazate en 1897…
Comme j’ai vécu dans cette ville et que je connais bien son histoire cinématographique et son histoire tout court, j’ai comme un mega doute…
On ne voyageait pas facilement au Maroc au XIX° siècle
Un pays hostile aux étrangers
Ce genre d’affirmations, comme celle de Bartholdi voyageant en territoire Bâamrane pour y trouver l’inspiration de sa statue de la Liberté montre à quel point, même pas un siècle et demi après nous (y compris les Marocains) avons oublié à quel point le Maroc d’avant le Protectorat était un pays dangereux pour les Européens, avec de grandes parties du territoire totalement interdites, d’autres où il n’était possible de se déplacer qu’avec une escorte armée ou en se déguisant, comme le fit Charles de Foucauld.
Pendant très longtemps, en fait, l’accès aux étrangers était réservé aux diplomates et aux commerçants auxquels le Sultan donnait l’autorisation de s’établir dans quelques villes comme Essaouira. Beaucoup de tеrrіtоіrеѕ étaient considérés comme interdits aux non-musulmans comme Moulay Idriss, Smara, etc. (Vieuchange mourra à Agadir en 1930 après avoir tenté d’atteindre Smara, entre autres exemples).
En 1897, on était très loin des Instamatics et caméras au poing

Le cinéma nait peu à peu de la photographie au début des années 1890. Les première projections montrent plutôt des successions de photos, il faut inventer la pellicule souple, etc. Le 13 février 1895, les frères Lumière déposent le brevet de leur « Caméra Cinématographique » qui était… un peu encombrante par rapport à un Super 8 !
Elle est aussi portable que les іmроѕаntеѕ chambres que l’on utilisait encore pour photographier sur des plaques, mais plus maniable et moins fragile, puisqu’on n’utilise pas de plaques de verres mais cette fameuse pellicule souple.
Mais justement, il faut aussi emporter le stock de pellicules, sans doute aussi de quoi développer sur place pour éviter les accidents de transport. Bref, une véritable expédition.
Expédition qu’on a sans doute envie de faire dans des conditions de sécurité satisfaisantes.
On voyageait encore moins facilement à Ouarzazate
D’abord, tout simplement, parce que Ouarzazate, en 1897, ça n’existe tout simplement pas. C’est un ensemble de kasbahs et de douars épars, la ѵіllе sera fondée par les Français en 1928.
Ensuite, parce que la région est tout sauf tranquille… Pendant deux ans, les Glaouis ont dû faire face à la révolte des tribus locales, qu’ils n’ont « tranquillisées » qu’en 1896.
Enfin, parce qu’aller à Ouarzazate, c’est une véritable expédition… la route du Tichka n’existe pas, il n’y a que la piste de Télouet, suffisamment « piste » pour que le Glaoui se fasse livrer plaques de marbres et voitures à dos de chameau…

Si le film de 1897 intitulé « Le Chevrier Marocain » a Ьіеn été tourné au Maroc, et pas dans un coin un peu sec de France, c’est certainement très loin de Ouarzazate, qui était en plein pays Siba.
Les reportages Lumière à l’étranger
Très vite, les frères Lumière envoient des opérateurs à l’étranger.
Le premier film a été tourné en février 1895, la première projection a eu lieu le 28 décembre de la même année.
Dès 1896, les frères Lumière envoient un opérateur à l’étranger. Alexandre Promio filme en 1896 en Angleterre, en Égypte, en Palestine, en Algérie, en Тunіѕіе… En Orient, il ne filme que dans des pays sous administration Européenne (l’Algérie est française, la Tunisie un protectorat français, l’Égypte un protectorat anglais), ce qui n’est pas le cas du Maroc.
Gabriel Veyre, opérateur Lumière, arrive au Maroc en 1901
Le premier opérateur Lumière au Maroc, c’est Gabriel Veyre. Mais quand il s’installe au Maroc en 1901, ce n’est pas pour tourner pour Louis Lumière. Il a travaillé pour celui-ci jusqu’en 1900 seulement.
En 1901, il part s’installer au Maroc au ѕеrѵісе du sultan.
Attendu à Marrakech, il précise d’ailleurs qu’on lui avait dépêché dix soldats d’escorte dès son arrivée à Mazagan (El Jadida), une des villes autorisées aux étrangers !

Ce penchant pour la photographie fut d’ailleurs un des multiples prétextes qui poussèrent les Marocains à se rebeller contre le jeune sultan, à cause de ses pratiques « harams et modernistes », accélérant la mise en place du protectorat au Maroc. Mais ceci est une autre histoire...
En tout cas, dans ses mémoires, Gabriel Veyre raconte longuement les plaisirs et les découvertes du Sultan, mais ne mentionne le cinématographe que comme un spectacle. Pas de caméra, pas de prise de vue…
Le Chevrier Marocain, un film disparu ? Ou jamais tourné ?
Si on récapitule, sachant que les frères Lumière ne se sont jamais déplacés à l’étranger, il n’y a pas d’auteur pour le film « Le Chevrier Marocain ».
Il n’en subsiste aucune copie, ni même une mention sur le site officiel du catalogue Lumière. On n’en trouve pas trace non plus à la cinémathèque française, à l’INA, sur Gallica … bref sur aucune source.
Même son de cloche dans ce groupe spécialisé sur les films Lumière.
Le n° 1394 sur le catalogue Lumière ?
Ce numéro qu’on lui attribue dans toutes les citations existe dans le catalogue Lumière, mais pour un tout autre sujet : « Exercices de ski », tourné par un opérateur inconnu à Briançon, durant l’hiver 1904-1905.
Une typo dans le numéro ? Le 1349 montre un exercice des pompiers en France, le 349 et le 394 sont des films de Gabriel Veyre (au Mexique) et d’Alexandre Promio en Égypte.
Aucun titre ne comprend le mot « chevrier » ou même les lettres « chevr ».
La fausse précision dans la citation d’une source est souvent un écran de fumée
Donc « Le Chevrier marocain qui porte lе n° 1394 sur le catalogue Lumière » est une légende urbaine. C’est une information répétée à loisir sur le web, sans qu’il y ait aucune autre information sur ce film, parce que le « n° 1394 » fait sérieux, alors qu’il est si facile de vérifier qu’il est faux… Tous ceux qui ont un peu creusé émettent des doutes sur l’existence de ce film.
Pour moi, une source erronée est la meilleure preuve que quelque chose a été inventé.
Les premiers films tournés au Maroc
Le premier reportage tourné au Maroc l’a été en 1907 par Félix Mesguich, un autre opérateur Lumière, qui documente l’expédition punitive du Général Drude après les événements ԁе Casablanca.
La première fiction, Mektoub, aurait été tournée en 1918 à Casablanca, par Joseph Porphyre Pinchon (un nom pareil, le pauvre homme…). Néanmoins, on se demande comment cet illustrateur affecté à l'armée d'Orient (donc en Macédoine...) qui n'a aucune autre expérience du cinéma, aurait pu tourner un film au Maroc ? Imdb donne comme auteurs « J. Pinchon » et « Daniel Quitin ». Je pense donc que J. Pinchon n’est pas Joseph Porphyre…
D’autres films sont tournés à partir de 1922.
Et le premier film tourné à Ouarzazate, c’est en 1962, le superbe Lawrence d’Arabie de David Lean. Avec au moins une scène tournée dans le Zireg !


Un grand merci à Manuel Schmalstieg qui, en plus de faire son site sur le catalogue Lumière, a mis en accès libre la liste intégrale des films sur GitHub.
Le dossier "Chevrier Marocain"
- Timeline | Catalogue Lumière
- Et pas d'opérateur Lumière au Maroc dans ces années là non plus. On remarquera que les films des années 1897 portent des numéros autour de 200, bien inférieurs au n° 1394 qu'on attribue à ce film. Si on se base sur la numérotation, ce film aurait été tourné vers 1899 ou 1900.
- Lieux | Catalogue Lumière
- Pas de Ouarzazate ni de Maroc dans le catalogue des films Lumière. Alexandre Promio est en Algérie en 1896, en Égypte et en Turquie en 1897, puis retourne en Europe.
- Liste de films tournés au Maroc — Wikipédia
- La liste des films tournés au Maroc selon Wikipedia n'inclut pas le chevrier marocain.
- Chevrier Marocain - Groupe sur le Catalogue Lumière
- Dans ce groupe spécialisé sur le catalogue Lumière, la réalité du tournage au Maroc est contestée. Source unique "secondaire", pas de trace de voyage de Louis Lumière hors d'Europe...
- «Le Chevrier Marocain» ou l’histoire du premier film de Louis Lumière tourné au Maroc
- L'article de Yabiladi fait référence à un livre "Picturing Casablanca", sans préciser exactement où ce film a été tourné. De plus, dans le corps de l'article, il est précisé que
Ses caméramans ont commencé à faire des reportages sur les colonies dans des documentaires datant de 1900 : La Prière du Muezzin, Alger marché arabe, Tunis le marché aux poissons, Chevrier marocain, Tunis rue El Halfaouine, etc
- Alexandre Promio — Wikipédia
- Le premier opérateur Lumière à aller au Maghreb. Et même le seul, puisque Gabriel Veyre ne travaillait plus pour les frères Lumière quand il arrive au Maroc. >
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