Tout a commencé sur un groupe Facebook où Sylvie, l’auteure de cet article, a partagé l’histoire de la reine pirate et nous l’avons invitée à publier ici. Et en échangeant avec elle, nous nous sommes rendus compte à quel point cette histoire était passionnante et, en creusant un peu, les nombreuses questions qu’on pouvait se poser.
Pour ne pas trop alourdir ce long article, nous avons rajouté des informations sur des points que nous allons développer dans un autre article… si cela vous intéresse !
Sayyida Al-Hurra, légende ou réalité historique ?
Sans doute un peu des deux. C’est un personnage historique, de façon incontestable.
Alors, qui était réellement Sayyida Al-Hurra ?
Une aristocrate qui porte l’héritage d’Al-Andalus
L’état civil incertain d’une princesse musulmane
On ne connait pas avec certitude le prénom de celle qui deviendra Sayyida Al-Hurra, ni sa date ou son lieu de naissance. Les sources connues la prénomment le plus souvent Aïcha ou Fatima, certaines mentionnent Grenade en 1485, d’autres Chefchaouen en 1493. Ce dont on est sûr, c’est de son ascendance : elle appartient à une grande famille.

Qu’Aïcha (je choisis ce prénom par commodité) soit née à Grenade ou Chefchaouen, elle est héritière de l’histoire d’Al-Andalus, nom englobant l’ensemble des territoires sous domination musulmane qui ont existé sur la péninsule ibérique entre 711 (l’année où Tariq ibn Ziyad met le pied sur le « Djebel Tarik » et commence la conquête de l’Espagne) et 1492.
La nostalgie d’Al Andalus
En 1492, la chute de Grenade, dernier bastion musulman en terre espagnole, déjà devenue vassale de l’Espagne en 1487, met un terme à la longue succession de conflits globalement désignés sous le nom de Reconquista, qui ont opposé durant 7 siècles les souverains chrétiens du nord de la péninsule aux califes et émirs du sud. Elle conclut les dix dernières années de la « guerre de Grenade ».
Dans les années précédant cette date, de nombreuses familles arabo-andalouses effectuent un retour progressif au Maroc, marquées par un sentiment de perte et de déracinement.

C’est ce qui arrive à la famille d’Aïcha : son père, le chérif Moulay Ali ibn Rashid, est un noble musulman d’Andalousie membre de la tribu des Banu Rashid, une branche descendante de la dynastie des Idrissides ; sa mère, Lalla Zahra, née Catherina Fernandez, est une espagnole convertie à l’Islam, originaire de la province de Cadix.
De retour au Maroc, les parents d’Aïcha s’établissent dans les montagnes du Rif, où Ali ibn Rashid fonde la ville de Chefchaouen (a priori en 1471, ce qui fait pencher en faveur d’une naissance d’Aïcha en ces lieux plutôt qu’à Grenade).

Ils y établissent une cour brillante, rappelant l’éclat d’Al-Andalus. La kasbah de Chefchaouen est bâtie et aménagée selon les codes esthétiques de l’Alhambra, et c’est dans ce cadre andalou délocalisé qu’Aïcha grandit au côté de son frère Ibrahim et de ses deux demi-frères. Elle reçoit une éducation poussée auprès des meilleurs maîtres de l’époque.

La jeune fille découvre auprès de son père les arcanes de la gouvernance d’une ville et de la diplomatie, et auprès du théologien Mohamed ibn Abdallah Al-Ghazwani la spiritualité soufie. Ce Mohamed Al-Ghazwani deviendra plus tard un des fameux sept saints de Marrakech.
Elle parle couramment arabe, espagnol et portugais.
Le Maroc dans la tourmente
Au moment où la jeune Aïcha achève son éducation, le Maroc se trouve pris dans une double tourmente extérieure autant qu’intérieure.
La diaspora andalouse, globalement répartie entre Tétouan sur la côte nord, la capitale Fès et la ville atlantique de Salé, a retrouvé un Maroc divisé entre la dynastie Watasside, qui détient le pouvoir depuis sa capitale Fès, les chérifs concurrents Saadiens dont l’influence monte au sud du territoire, quelques émirats en rébellion contre Fès, et un foyer de domination portugaise sur la côte nord.

Privé d’un pouvoir central fort, le Maroc est en butte à une incursion coloniale portugaise et chrétienne qui se trouve alors à son point culminant. Trois grandes villes du nord du Maroc sont occupées par les portugais : Ceuta, Tanger et Asilah ; plus au sud, Safi, Essaouira et Azemmour sont ou seront aussi des « Cités Portugaises » tandis que la flotte espagnole attaque régulièrement la côte marocaine.

La grandeur du temps de Yakoub Al Mansour est bien oubliée, il faudra attendre l’arrivée des Alaouites pour que le Maroc se retrouve.
Un premier mariage d’état avec le Gouverneur de Tétouan
C’est dans ce contexte pour le moins houleux qu’Aïcha épouse, à 16 ou 18 ans, le gouverneur de Tétouan, Al-Mandri, de 30 ans son aîné. Également d’origine andalouse, celui-ci est un proche de son père qu’il rejoint dans la résistance à la poussée hispano-portugaise.
Tétouan est alors le port principal du Maroc ; il sert depuis le 14e siècle de base arrière à de fréquentes incursions militaires en Andalousie et subit en retour des expéditions castillanes.

Par cette alliance politique, les Banou Rashid deviennent des acteurs majeurs dans les efforts d’unification du Maroc face aux puissances espagnoles et portugaises en expansion.
Loin de s’effacer derrière son époux, Aïcha le seconde et prend une part active au gouvernement de Tétouan, à tel point que lorsqu’Al-Mandri décède en 1515, elle lui succède au poste de gouverneur de Tétouan. C’est à ce moment-là qu’elle prend ce nom de « Sayyida Al-Hurra » : signifiant « la dame libre ». Il s’agit probablement d’un titre, que les européens prendront pour son véritable nom.
La « reine-pirate » … ou la gouverneure-corsaire

Sous l’impulsion de celle que l’on appelle désormais Sayyida Al-Hurra, Tétouan va connaître 25 ans de prospérité, et la Méditerranée va trembler !
Infatigable, Al-Hurra organise une armée, monte un arsenal, envoie sa flotte combattre les Portugais sur terre et sur mer, et gère le trafic naval qui s’inscrit dans un contexte plus large : la rivalité, à l’échelle de la Méditerranée, entre les trois empires portugais, espagnol et ottoman, qui se livrent une guerre navale où la course joue un rôle stratégique important.
La flotte de Sayyida Al-Hurra y participe pleinement, et se fait rapidement redouter des navires et ports espagnols et portugais qu’elle pille et rançonne régulièrement.
Le passage de Gibraltar est alors périlleux !
Fédérant les nombreux navires privés qui se livrent à la piraterie et défendent simultanément les côtes du Maroc contre les intrusions espagnoles (il n’y a pas de marine marocaine d’état à l’époque, ni de véritable état marocain), Al-Hurra venge la perte de Grenade et gagne une réputation de « reine pirate » bien établie.

Le butin récolté, ainsi que les rançons obtenues pour la libération des prisonniers européens, assurent à Tétouan une belle prospérité et à Sayyida Al-Hurra le soutien de ses « administrés ».
Guerre, commerce et diplomatie
Cependant, et c’est là que Sayyida Al-Hurra montre l’étendue de sa sagesse politique, la « reine-pirate » est également une diplomate accomplie, qu’il s’agisse de négocier la rançon de ses prisonniers, ou bien des accords commerciaux avec le Portugal durant les périodes d’apaisement.
En dirigeante avisée, Al-Hurra maintient l’équilibre entre guerre et diplomatie ; elle défend les côtes, points faibles du Maroc, tout en obligeant les puissances européennes à la négociation grâce au recours aux otages.
À l’apogée de sa puissance, elle s’allie au chef corsaire ottoman Khayr ad-Dîn Barberousse, avec qui elle met la Méditerranée en coupe réglée, Barberousse dominant l’Orient depuis sa base avancée d’Alger, et elle l’Occident.
Querelles d’influence et révolutions de palais

En 1541, le sultan du Maroc Ahmed Al-Wattasi demande la main de Sayyida Al-Hurra. Elle a alors une cinquantaine d’années.
Ce mariage s’inscrit pleinement dans le tableau politique de l’époque : la position d’Al-Wattasi est fragilisée par rapport à ses rivaux Saadiens, qui lui ont infligé une défaite en 1537 lors de la bataille de l’oued El Leben.
La popularité des Saadiens est de plus en hausse, à la faveur de combats remportés contre les Portugais. En proposant ce mariage à la maîtresse de Tétouan, le roi renforce son lien avec une puissante famille (Ibrahim, le frère de Al-Hurra, avait déjà épousé sa sœur et il avait été son ministre), et s’assure de renflouer ses caisses grâce au butin des campagnes navales de son épouse.
Sayyida Al-Hurra accepte, à une condition : pour leurs noces, c’est le roi qui va se déplacer jusqu’à Tétouan, marquant ainsi qu’elle ne renonce pas, par ce mariage, à sa position de pouvoir. Ce sera la seule fois dans l’Histoire du Maroc qu’un mariage royal ne sera pas célébré à Fès.
Malheureusement, les dissensions au sein des dynasties marocaines se reflètent au sein de la famille des Banou Rashid. Si Al-Hurra et son frère Ibrahim embrassent le parti watasside, son demi-frère Mohamed a préféré les Saadiens. De plus, le sujet d’une trêve possible avec les Portugais ne remporte pas l’adhésion : Al-Hurra y est farouchement opposée, mais Ibrahim et le sultan l’envisagent plus volontiers.
Les tensions éclatent à peine un an après le mariage royal : Sayyida Al-Hurra est renversée par un membre de sa propre famille – les sources ne concordent pas, il est parfois question de son demi-frère, parfois de son beau-fils. L’essentiel, c’est que le complot a finalement raison du règne de la « dame libre ».
La libre fin de vie de la dame libre
L’histoire pourrait mal se terminer, mais là encore, Sayyida Al-Hurra démontre sa sagesse et se retire à Chefchaouen, son fief d’enfance. Elle y vit quelques années tournée vers la spiritualité et le soufisme qui a imprégné l’éducation reçue dans sa jeunesse. avant d’en être encore chassée par ses adversaires politiques.

Elle finit sa vie auprès de son fils, à Ksar el Kebir où elle meurt le 14 juillet 1561. Elle est enterrée là bas, à côté de Bab Sebta, une des portes de la ville. Sa tombe a aujourd’hui disparu, elle devait ressembler au sanctuaire de Lalla Fatima, une sainte de la ville.

Mais on dit qu’elle a aussi un mausolée à Chefchaouen, dans son ancienne maison, un édifice aujourd’hui devenu lieu de pèlerinage : la zaouïa Raïssounia.

Sources et compléments d'informations
- Malika VI: Sayyida Al-Hurra - AramcoWorld
- Une biographie très complète (en anglais) sur cette "reine" (Malika) musulmane
- Sayyida al-Horra (La gouverneure de Tétouan) - 2M sur YouTube
- Documentaire de 2M sur la libre dame, qui la montre bien sur ses bateaux...
- Sayyida al-Hurra, la ‘Dame Libre’ de Tétouan – Éditions Ribât
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