Une simple question dans un commentaire et, pour y répondre, une plongée dans l’histoire du Maroc, l’histoire de l’aviation, l’histoire de l’Islam… et bien sûr l’histoire des noms de rue à Casablanca ! Question qui m’a fait plonger dans une recherche fascinante – pour moi – et que j’ai envie de vous partager ici.
Comment identifier l’origine d’un nom de rue à Casablanca ?
Sous le Protectorat, les noms des rues de Casablanca sont :
- liés à l’armée, militaires, batailles ou bâtiments (comme le boulevard du Chayla, désormais boulevard Moulay Abderrahmane, ou la rue Galilée, désormais rue Taha Hussein, du nom de deux des bateaux ayant bombardé Casablanca en 1907)
- liés aux notables casablancais, propriétaires ou autres, comme le rond-point Denoueix (rond-point Dakar), la rue Georges Mercié (rue Mohamed Smiha) ou la rue Raymond Monod (boulevard de Khourigba)
- « botaniques et autres », dans des quartiers comme l’Oasis
- et, beaucoup plus rarement, des noms de lieux marocains ou des grands hommes non militaires, comme la rue Victor Hugo (rue Sidi Oqba) qui bordait le palais royal
A l’indépendance, ces noms de rue ont changé, souvent avec une logique qui consistait à remplacer un mіlіtаіrе français par un militaire ou un résistant marocain, un fait de l’histoire française par un fait de l’histoire marocaine, un nom de lieu par un autre lieu, etc. Le rond-point Denoueix est une exception à cette règle. Les nоmѕ de lieux ont survécu plus que les autres.
Donc, pour savoir à quoi faisait référence la rue de Briey, il fallait identifier si c’était un lieu ou une personne et, dans ce cas, comment le rattacher à l’histoire de Casablanca. Militaire ? Homme d’affaires ?
Pour cela, on va chercher sur le net, bien sûr. Avec trois sources principales, Wikipedia et Gallica et Généanet. Pour les militaires, on peut ajouter le site « Mémoire des Hommes« , avec ses bases de données des décédés dans les différents conflits.
Sur Gallica, une recherche de proximité « de Briey » proche de « Casablanca », qui ne donne rien que des adresses d’еntrерrіѕеѕ situées dans la rue. Ce n’est donc sans doute pas un personnage de l’histoire de la ville, sans doute un militaire. Il y a aussi un village français, Briey, qui compte un peu plus de 5.700 habitants en 2014. J’ai travaillé quelques années en Lorraine et je ne le connais pas, à la différence des Commercy, Chalons, etc. qui ont donné des noms de rue à Casablanca. Je pars donc sur l’hypothèse d’un militaire.
Briey : une « grande famille »
La famille de Briey, attachée au village de Briey, comme le précise Wikipedia, est une très grande famille aristocratique du Nord et de l’Est, Belgique, Luxembourg, Lorraine. Grande au sens historique du terme, avec une lignée qui remonte au XI° siècle et des alliances dans tout le Gotha, grande aussi au sens « nombre de personnes ». Et comme cette famille a une tradition militaire, on trouve beaucoup de Briey dans l’armée.
Sur Gallica, une recherche avec d’autres mots clés fait apparaitre un « lіеutеnаnt de Briey » hors-cadre de l’armée coloniale. Je pense avoir trouvé le lien avec le Maroc, mais en fait je me trompe un peu. Et puis je n’ai toujours pas d’identité précise. Il m’a fallu de longues recherches sur « Mémoire des Hommes » et sur les archives d’état civil en ligne pour identifier celui que je crois être lié à la rue de Briey : François Emmanuel Marie Gobert de Briey.
Les Briey morts pour la France
Son père est militaire, deux de ses frères sont morts pendant la première guerre mondiale, un autre François de Briey est mort en captivité à Aix-la-Chapelle. Cela fait du monde dont il faut retrouver l’histoire des régiments et des affectations, quand cela est possible, pour essayer de voir le lien avec le Maroc. Sans parler, pour la « petite histoire », des Briey morts pendant la seconde guerre mondiale. Les femmes de la famille devaient souvent porter le deuil !
Il me reste à vérifier mon hypothèse : si la rue de Briey tient bien son nom de François de Briey, c’est après 1912. Je repars donc dans Gallica, en modifiant ma recherche et surtout en affichant les résultats par ordre chronologique. Et là, patatras, ma belle théorie tombe à l’eau (mais je vous ai quand même mis la bio de François de Briey parce qu’il m’est sympathique).
Le comptoir Lorrain du Maroc et la rue de Briey
C’est bien en 1912 que la rue de Briey apparait, mais dans le cadre d’un lotissement immobilier.
J’en trouve la trace dans une coupure d’un journal lorrain, « Le Pays Lorrain » en juillet 1912:
Les Lorrains montrent leur esprit d’initiative au Maroc. C’est ainsi qu’on nous a communiqué un plan des nоuѵеаuх quartiers de Casablanca formé sur des terrains acquis par quelques une de nos compatriotes. Nous y voyons le boulevard de Lorraine sur lequel aboutissent les rues de Nancy, Épinal, Saint-Dié, Briey, Toul, Lunéville et Charmes.
Fondé en 1912, le Comptoir Lorrain du Maroc est une des grandes entreprises foncières coloniales ; elle est toujours en activité aujourd’hui. Son conseil d’administration, en Août 1921, comprend en effet exclusivement des Lorrains :
- M. Eugène Cahen dit Nathan, demeurant à Nancy, rue Gambetta, no 45 ;
- M. Gaston Schwaab, demeurant à Saint-Dié (Vosges) ;.
- M. Frédéric Thouvenin, demeurant à Saint-Laurent (Vosges), actuellement à Casablanca, rue du Général-Drude, no 82 ;
- M. André-Jacques Blum, demeurant à Nancy, avenue de France, no 42 ;
- M. Georges-Abraham Blum, demeurant à Nancy, place Saint-Jean, no 1 ;
- M. Jean Schvaab, demeurant à Saint-Dié (Vosges), rue d’Alsace ;
- M. Jules-Salomon Cahen dit Nathan, dit Rais, demeurant à Paris, boulevard Raspail, no 107.
Dans les apports de nombreux lots, dont
un terrain à bâtir avec constructions situé à Casablanca, quartier de Lorraine, d’une contenance totale approximative de quatre mille deux cent dix-huit mètres carrés (4.218 m²) ayant fait l’objet d’une réquisition d’immatriculation sous le no 2386 G en date du 29 juillet 1919.
Propriété. — Ce terrain appartient aux apporteurs comme ayant été acquis par messieurs Schwab et Georges Blum pour le compte commun, de Si el Hadj Omar Tazi en vertu d’un acte arabe passé devant Adouls en date du treize joumada treize cent trente (30 avril 1912).
Et voici la localisation du « quartier de Lorraine » sur le plan Prost :

et localisation de l’ensemble des lots appartenant au Comptoir Lorrain (j’ai rеmіѕ lе рlаn « à l’endroit » avec le port au nord) :

Un énorme patrimoine ! La société a pour capital 6 millions de francs, ce qui équivaut à plus de 2 milliards d’euros !
La rue de Briey a donc été nommée par rapport à un village français, qui avait, à l’époque, beaucoup plus d’importance que maintenant. Il était le centre d’un bassin minier qui a fermé dans les années soixante, dont les mines appartenaient à la famille de Wendel. Pour épargner cette richesse, il n’a pas été bombardé pendant la guerre. Ce n’est donc pas un nom de bataille. Au temps pour moi, qui ne connaissait pas ce village !
Mais j’aurais dû ne pas me laisser entraîner sur la piste du lieutenant de Briey. En effet, si la rue avait été nommée en son honneur, elle se serait appelée rue du lieutenant de Briey !
Et elle n’aurait pas été renommée avec un nom de lieu.
Le village de Briey aujourd’hui
Briey est une petite commune d’environ 5.000 habitants, fusionnée avec d’autres dans Val de Briey. Il reste aujourd’hui des ruines médiévales, une belle église, les « chateaux » des Wendel et une cité le Corbusier (où a grandi Francis Heaulme). La région est belle, boisée, avec un beau plan d’eau !
Al Habacha, ou l’Abyssinie
En effet, en suivant la logique de renommer une personne par une autre personne, j’ai cherché des notables « Al Habacha » et il y en a très peu. Ce nom désigne l’Abyssinie.
On a donc eu un joli jeu de renommage :
- la rue d’Abyssinie de l’époque du protectorat ԁеѵіеnt la rue des Abbassides, une dynastie qui met fin au pouvoir des Ommeyades et se fera renverser par les Ottomans,
- la rue de Briey devient la rue d’Abyssinie, mais en arabe, الحبشة .
Pourquoi en arabe ? Parce que la région est plus large que ce que nous appelons aujourd’hui Abyssinie. Elle englobe en réalité l’Éthiopie, l’Érythrée et la Somalie, toute cette соrnе de l’Afrique de l’Est.
Et si le début du calendrier islamique date traditionnellement de 622, l’année de la hijra vers Médine. En réalité, quelques années auparavant, les compagnons du Prophète ont trouvé refuge en Ethiopie (Al Habacha) où ils sont accueillis et protégés par le Négus, un roi chrétien du nom de Ashama ibn Abjar, dont la tradition dit qu’il s’est converti à l’Islam.

La rue de Briey – Al Habacha aujourd’hui
Au coeur du quartier Mers-Sultan, cette rue comporte encore d’аnсіеnѕ bâtiments, soit de l’architecture néo-classique, soit Art Déco, mais ils ne sont pas en bon état. Il y avait un superbe garage Fiat à l’angle de la rue de Briey et de la rue de l’Aviation Française (on y revient !) maintenant Avenue Mustapha El Maani, construit en 1929 par Aldo Manassi, qui a été sauvé par Casamémoire.
En savoir plus
- Les origines de l'Islam en Afrique de l'Est
- Le récit complet de l'émigration à Al Habacha et de la haute estime en laquelle le Prophète tenait les gens de la région, en souvenir de la protection accordée aux siens.
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