Manifestement, un certain nombre de « djeuns » (pas djins) ou millenials n’ont pas vraiment une idée claire de qui est Salman Rushdie et de pourquoi un certain nombres de mollahs iraniens le poursuivent de leur haine depuis maintenant 34 ans, lui, ses traducteurs, ses éditeurs.
Entre les « c’est qui ? », « il est chiant ce livre, non ? » et les « c’est un coup de pub » que j’ai pu voir sur Twitter, je me suis décidée, pour une fois, à m’écarter du sujet principal d’O-Maroc.
Parfois on peut s’écarter de la droite ligne.
Et parce que je suis extrêmement surprise de ne pas avoir vu tous les tenants de la liberté d’expression changer leur avatar pour un « Je suis Salman« . On pourrait, si on avait mauvais esprit – ce qui n’est jamais mon cas – y voir l’expression d’un certain racisme, qui voudrait qu’après tout, les bougnoules (second degré, faut-il le rappeler) puisse se massacrer entre eux sans que cela pose problème…
Bref, ça n’est pas la question principale.
Qui était Salman Rushdie avant les Versets Sataniques ?
Né en 1947 à Bombay, dans une famille indienne originaire du Cachemire, Salman Rushdie est un écrivain britannique, qui a fait ses études en Inde et en Angleterre, au King’s College à Cambridge (un truc un peu haut de gamme…). Son père avait choisi leur nom de famille en hommage à Averroès (Ibn Rochd en arabe) et avait aussi fait des études à Cambridge.
Il travaille dans la publicité et publie un premier roman, Grimus, en 1975, avec l’absence de succès caractéristique des premiers romans.
Les enfants de Minuit
Par contre, son second roman, Midnight Childrens (Les enfants de Minuit en français) crève le plafond.
Publié en 1981, il reçoit le très prestigieux Booker Prize (l’équivalent anglophone de notre Goncourt) et le James Tait Black Memorial Prize de l’Université d’Edimbourg. En 1993 et and 2008 il sera couronné « Meilleur livre à avoir reçu le Booker Prize » (Book of the Booker) à l’occasion des 25 et 40 ans du Booker. Enfin, c’est le seul livre indien à figurer sur la liste des 100 meilleurs romans écrits en anglais entre 1923 et 2005 établie par le magazine Time.
Le livre s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires et il définit un étape dans l’histoire de la littérature indienne : les années qui suivirent sa parution ont vu beaucoup de romans s’en inspirant, et sont appelées les années post-Rushdie.
Le « style » Rushdie : réalisme magique et métaphores politiques
Son style, ou plutôt son univers est particulier, il mélange rêve, fiction et réalité dans un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre. Le réalisme magique permet à Rushdie d’évoquer l’histoire moderne tout en la transformant, de se servir de personnages historiques sans devoir rester fidèle à la réalité historique.
Les Versets Sataniques, un roman compliqué
Autrement dit, Rushdie est déjà un grand auteur qui n’a aucun besoin de se faire de la pub (comme je l’ai vu sur Twitter) quand il publie en 1988, les Versets Sataniques.
Son titre vient d’une tradition musulmane controversée (un hadith pas fiable), disant que Mohammed aurait tout d’abord prononcé des versets pour accepter trois déesses de l’époque pré-musulmane qui auraient été révérées à la Mecque, puis les aurait retirés, expliquant qu’ils étaient l’oeuvre de Satan. Cette tradition a été rapportée par Attabari, elle existe donc très largement avant le livre de Rushdie. Dans le monde arabe, on parle des versets « gharaniques », l’expression « versets sataniques » est occidentale.
Ce qui change, dans le livre de Rushdie, c’est que ces fameux versets sataniques auraient, selon lui, été donnés, comme les véritables versets, par l’Archange Gabriel.
Sur le fond, quand on ne maîtrise pas les éléments auxquels le réalisme magique fait référence (l’histoire indienne, la religion musulmane) le livre devient obscur, à la limite de l’ennuyeux.
Mais comme beaucoup d’autres… Ulysse, de Joyce, Proust, Céline sont des écrivains « pour intellos ».
Les éléments choquants
En dehors du titre, d’autres éléments aussi choquent :
- l’utilisation pour désigner le Prophète du nom médiéval Mahound, l’équivalent anglais de Mahomet, qui voudrait dire le mauvais croyant ou quelque chose d’approchant
- l’utilisation du nom Jahilia (les temps de l’ignorance d’avant l’Islam) pour la ville de la Mecque, dont un bordel avait des prostituées portant les mêmes noms que les femmes du Prophète (qui sont quand même les noms les plus données aux filles dans le monde musulman)
- le fait qu’une star de cinéma soit appelée Gabriel, comme l’archange
- l’utilisation du nom de Saladin pour un démon (mais là on est en dehors de la religion)
- l’utilisation du nom d’une des femmes du Prophège pour une Indienne fanatique qui emmène son village dans un pèlerinage fatal (genre Croisade des Enfants)
- avoir traité Abraham de bâtard (wesh ta mère) pour avoir envoyé Hagar et Ismaël dans le désert
- avoir donné des visions pas très halal à Mohamed (Mohand dans le livre) sur son lit de mort
Ou une déclaration :
Le fait est que la foi religieuse, qui code les plus hautes aspirations de la race humaine, est maintenant, dans notre pays, le serviteur des plus bas instincts, et que Dieu est la créature du mal…
« Par chez nous », on a commencé le Protestantisme pour les mêmes raisons… et même d’une certaine façon, le Christianisme (cf. la référence aux sépulcres blanchis des Pharisiens).
Controverses et fatwas
Dès sa publication, le livre soulève la colère « des » musulmans, à la surprise de Rushdie qui ne s’attendait pas à un tel outrage. Le fait que l’auteur soit d’origine musulmane joue, bien entendu, même si Rushdie se dit athée. Quoi qu’il en soit, il est interdit à l’importation en Inde un mois à peine après sa publication, et très rapidement au Pakistan, en Iran, etc.
Ce qui veut dire que les milliers de personnes qui manifestent avec colère en appelant à tuer Rushdie n’ont jamais lu le livre.
Or on parle d’un chapitre, où Rushdie a volontairement utilisé le nom Mahound pour ne pas parler du Prophète, mais d’une allégorie.
C’est d’ailleurs ce qu’il affirme lui-même :
Franchement, j’aurais aimé écrire un livre plus critique. […] Je suis très triste que cela ait pu arriver. Il n’est pas vrai que ce livre est un blasphème contre l’Islam. Je doute fort que Khomeini ou quiconque en Iran ait lu le livre ou plus que des extraits choisis hors de leur contexte. [… ] Une religion dont les dirigeants se comportent de cette façon pourrait probablement utiliser un peu de critique.
La suite est connue : condamnation à mort par l’imam Khomeini le 14 février 1989, jamais retirée, renouvelée par d’autres imams après la mort de Khomeini, récompense terrestre de plusieurs millions de dollars, en plus des 72 vierges au Paradis, ajout par Al-Quaïda du nom de Rushdie sur la liste de ses cibles (aux côtés de Charb, de Charlie Hebdo, ou d’Ayaan Irsi Ali).
Rushdie doit plonger dans la « clandestinité » (une clandestinité tout officielle bien sûr), change de nom, vit en permanence caché, sous protection policière. Ses éditeurs, ses traducteurs sont inquiétés, son traducteur japonais est même tué.
En 2022, soit plus de 33 ans après la première fatwa, il semble qu’il échappera à la mort.
Et je vais retourner lire « Le Dernier des Sijilmassi » de Fouad Laroui (si, si, ça a un rapport et ça fait un lien avec le Maroc).
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