J’ai été choquée par cet article du 360, qui appelle à la mise en place d’une multinationale américaine (Uber, mais pas seulement) comme meilleur moyen de faire évoluer le Maroc. Les Marocains sont les premiers à reprocher à la France un néo-colonialisme économique, pourquoi l’accepter d’un autre pays ?
Le 360 prône la libéralisation des taxis
Karim Boukhari, qui fut longtemps le directeur de Tel Quel, et qui est devenu chroniqueur au 360, vient de publier son regret de voir Uber quitter le Maroc.
C’est dommage qu’un des rares articles publiés sur le départ d’Uber, qui aille au-delà de la citation simple du communiqué de presse, soit tellement plein de contre-vérités, et finisse par appeler à une nouvelle colonisation économique du Maroc, contre laquelle il sera beaucoup plus difficile de faire une guerre d’indépendance, quand cette colonisation sera achevée.
Les marocains balancent en permanence entre un chauvinisme sans mesure et une haine d’eux-mêmes, un complexe vis-à-vis de l’étranger qui saurait toujours « mieux » faire, qui est déconcertante.
En effet, au-delà des erreurs factuelles (à commencer par la confusion entre la réglementation des taxis avec le système de grima et celle du transport touristique), ce qui est le plus déconcertant dans l’article de Karim Boukhari, c’est que, pour lui, la seule possibilité pour améliorer le service des taxis marocains, c’est Uber.
Son appel à l’ubérisation ignore ce que recouvre ce mot : un asservissement des personnes proposant un service à travers une plateforme, dont les conditions de rémunération se dégradent fortement une fois que la plateforme a permis de mettre la main sur une part importante du marché (donc de le coloniser), en éjectant les acteurs traditionnels.
Seul maître à bord, détenteur de l’outil permettant l’accès au travail, exerçant, du fait de sa puissance financière, un quasi-monopole sur ce type d’outils, Uber peut alors se mettre à diminuer les rémunérations des chauffeurs, à faire peser plus d’exigences sur eux, sans limite, puisque n’étant pas soumis aux lois sur le travail [Uber n’est pas employeur] ni aux lois sur le transport des personnes [mais cela vient].
Vocabulaire marocain : makhzen et grima
On pourrait même voir dans cet appel à l’ubérisation, au rejet de l’état comme partenaire pour améliorer le service des taxis, un très vieux travers marocain, le rejet de tout ce qui est « Makhzen », c’est-à-dire le pouvoir central.
C’est le rejet du Makhzen qui a fait du sud du Maroc un pays « siba » (c’est-à-dire insoumis), où la violence inter-tribale était le fait quotidien (les ksours , kasbahs et borjs que les touristes admirent en sont la preuve : en France, les châteaux-forts sont devenus de belles demeures Renaissance, au Maroc, la fonction défensive de ces habitations était encore une nécessité jusqu’au début du XX° siècle et c’est le colonisateur qui a effectivement « pacifié » le Maroc, en tout cas désarmé les tribus).
Encore et toujours le Makhzen est l’ennemi. Certains des reproches qui lui sont faits sont justifiés, mais, parce qu’il est « le Makhzen », il est a priori disqualifié. L’état n’est pas considéré comme un recours, la loi est avant tout une oppression, tout contrôle doit être contourné, la meilleure façon de lutter contre les effets de la corruption est de corrompre à son tour, la meilleure façon de faire disparaître un privilège d’état (la grima, système de licence pour les taxis) n’est pas de réformer l’état mais d’appeler à son ubérisation.
Le Makhzen utilise régulièrement la carotte et le bâton. La carotte permet de mettre de l’huile dans les rouages, de rendre supportable un système. La distribution de faveurs, qu’elles soient données simplement à des marocains pauvres ou à des serviteurs de l’état fait partie des carottes. Parmi celles-ci, la grima, ou licence d’utilisation d’un taxi, fait partie des carottes juteuses. En effet, à la différence de ce qui se passe en France, au Maroc, on ne paye pas sa licence, on la reçoit de l’état, avec l’autorisation de l’utiliser ou de la « louer ».
La grima, système de licence de taxi
La grima pose clairement problème, comme les systèmes des licence qui se pratiquent dans différents pays d’Europe. Elle permet l’organisation d’une exploitation en chaine, le détenteur de la grima la louant à un exploitant de taxi qui va lui-même louer son taxi à un ou plusieurs chauffeurs, pour faire tourner le véhicule 24h/24.
Les contraintes pour devenir taxi ne sont pas seulement financières : un taxi doit avoir un « permis de confiance », un permis spécial accordé sur examen, et renouvelé tous les trois ans. Comme dans la plupart des pays du monde, le permis de confiance permet de vérifier les connaissances du chauffeur (code de la route, itinéraires), mais aussi son absence de condamnations (casier judiciaire).
Fallait-il réellement Uber pour faire évoluer les choses ?
Quasiment cinq ans après, les choses ont beaucoup évolué. Relire mon article m’a fait plaisir, parce que « j’avais raison » sur Uber, parce que, aussi, le Maroc n’est pas tombé dans l’ultra-libéralisme.
Uber est contesté un peu partout dans le monde
Le « Uberleak » a prouvé que l’entreprise n’était pas si éthique que cela, loin de là, les risques que je mentionnais, en particulier la baisse de la rémunération des chauffeurs, se sont avérés. Dans beaucoup de pays désormais, Uber est confronté à des plaintes.
Pire encore, l’entreprise s’est révélée impuissante à assurer la sécurité de ses passagers, de nombreux cas de harcèlements, tentatives de viol, etc. ont été rapportés par des utilisatrices effrayées.
L’ubérisation n’est plus reconnue comme une « chance », depuis la crise du Covid, le modèle disruptif a du plomb dans l’aile un peu partout dans le monde : le Makhzen c’est mal, mais il faut un état pour vous protéger et distribuer des aides.
Careem est un « soft » Uber
Arrivée sur le marché marocain en toute discrétion, la filiale d’Uber n’a jamais prétendu apporter « la civilisation du transport » au Maroc. Elle a d’emblée intégré les taxis, ce qui lui a permis d’éviter les grosses contestations auxquelles Uber a été confronté. Elle fonctionne correctement, avec une palette de prix plus large qu’Uber et la praticité de la commande et du paiement en ligne.
Les taxis eux-mêmes évoluent
Cet horrible Makhzen n’a pas supprimé la grima, mais il a mis en place des aides pour renouveler le parc de taxis. Aujourd’hui, l’immense majorité des taxis – en tout cas les taxis rouges de Casablanca – sont tout à fait corrects, en état satisfaisant, propres, etc.
On pourrait argumenter que c’est le « choc » Uber qui a poussé à cette évolution. Je ne le crois pas. Il l’a peut-être accélérée un peu, mais elle entre dans une politique globale, qui a commencé avec les grands taxis.
En 2022, le « permis de confiance » évolue
Il se transforme en carte professionnelle, que l’on peut obtenir après une formation, dispensée gratuitement par le Ministère des Transports. (Comme cela avait été le cas pour la régularisation des « faux guides »). Avec la carte numérique mise en place à Kénitra, on peut même dire que les petits taxis marocains sont entrés dans le 21° siècle, pour plaire à K. Boukhari.
« Derrière Uber, la question est de savoir si on vit, réellement, dans le 21ème siècle »
En relisant cinq ans après l’article de Karim Boukhari, cette phrase m’a frappée. J’ai repensé à ma belle-famille, dans la vallée du Draa, j’ai repensé aux villageois isolés dans les montagnes, aux morts du froid chaque année, j’ai repensé aux centaines de milliers de personnes qui vivent dans des conditions si dures dans les banlieues de Casablanca, et je me suis demandée qui était ce « on » ?
Car les gens dont je vous parle vivent peut-être chronologiquement au 21ème siècle, dans la réalité ils vivent dans une époque bien plus ancienne, d’au moins une bonne centaine d’années.
Et je me suis dit que, parmi tous les Maroc, il y en avait un qui, dans sa soif légitime de modernité et de progrès, perdait le contact avec le Maroc du bas.
La grima existe toujours, l’état a aidé les taxis, aurait-il aidé Uber ?
La grima est un système archaïque, qui devrait être réformé. Comme tous les systèmes où les taxis, d’une façon ou d’une autre, achètent des plaques. Faire disparaître la grima sans compensation, c’est spolier ceux qui les détiennent. Et c’est transférer l’exploitation des taxis à quelqu’un d’autre, personne ou société, car la majorité des chauffeurs de taxis n’ont pas les moyens d’acheter leur propre voiture.
L’état a distribué des subventions aux petits taxis pour faire face à la hausse de l’essence, distribuées sur présentation de la carte grise, pour éviter l’accaparement. Mais ces subventions sont réservées aux transporteurs officiels, petits et grands taxis, chauffeurs de bus… Pour les autres, l’augmentation de l’essence est à leur charge et donc, à la fin, à celle de leur client.
Or il y a beaucoup de Marocains, à Casa comme ailleurs, qui ont déjà du mal à se payer un petit taxi. Qui sont totalement incapables de payer « un peu plus » que la course normale.
Néo-colonialisme économique
L’argument « je fais ce que je veux chez vous pour vous apporter la modernité, la richesse, etc » est le décalque exact de la représentation que la France se faisait de son rôle au Maroc.
Et c’est l’énorme différence entre Careem et Uber, le premier respectant le cadre légal. L’autre se prétendant porteur d’une innovation bénéfique, sans que cela soit réel.
La voie de la libéralisation sociale
Uber, c’était la libéralisation violente, l’ultra-libéralisme américain et l’éviction des chauffeurs de taxis par une société américaine. C’est pour cela que je parlais de « nouveau colonisateur ».
Mais l’histoire prouve que ce type de libéralisation, en particulier dans les pays émergeant, ne se fait pas sans casse sociale et troubles graves. L’Iran en est une preuve que toute bourgeoisie évoluée devrait méditer.
La voie choisie par le Maroc est moins directe, négocie en permanence entre les besoins et les attentes des « Marocains du haut » et ceux des « Marocains du bled », la nouvelle loi de finances est l’exemple de ce mélange de social et d’accélération économique.
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