En juillet, nous vous avions parlé d’Abdelatif El Alama, qui avait réussi le triple exploit, la même année, d’être champion de boxe, d’avoir un bac avec mention, et d’intégrer la première année de Sciences Po via une Convention d’Education Prioritaire. Abdelatif avait lu notre article et le projet était né de le suivre, au cours de sa scolarité.
Donc, trois mois après, voici un premier retour sur l’entrée à Sciences Po, les difficultés (que connaissent tous les étudiants qui intègrent directement après le bac, et qui sont confrontés à une très grosse charge de travail et un changement d’organisation) et surtout les aspects positifs.
Bonjour Abdelatif, on a parlé de vous cet été, à cause de votre double performance : champion de boxe et entré à Sciences Po… Comme Laurent Fabius, vous auriez pu participer tout seul à l’émission « La tête et les jambes » (qui normalement associait une « grosse tête » et un sportif de haut niveau) !
Est-ce que vous pouvez nous parler un peu plus de vous ?

Je suis un émigré de la deuxième génération, je suis né à Provins, en France, et ensuite j’ai grandi en banlieue, à Bobigny, je suis le cinquième enfant de la famille. Nos parents n’ont pas eu la chance de faire des études, mais ils nous ont poussés, tous, pour que nous allions au-delà de nos limites, et que nous fassions mieux qu’eux.
Mon père était un « taléb » (étudiant de l’école coranique ) quand il est parti en France. Il s’est sacrifié pour nous, pour que nous puissions faire des études, et avoir une meilleure vie. Lui et ma mère sont vraiment des exemples, et mes frères et sœurs aussi, qui ont des bons postes maintenant (cadre supérieur, ingénieur civil, directeur…)
Et qu’est-ce qui vous a donné envie de faire Sciences Po ? Ce n’est pas une école scientifique, elle a une réputation de milieu très fermé, et finalement, ce ne sont pas des études vers lesquelles on oriente facilement les élèves au lycée… Pourquoi cela et pas une école d’ingénieur comme vos frères et sœurs, ou une école de commerce ?
D’abord j’ai eu la chance d’avoir deux professeurs de mon lycée, Louise Michel à Bobigny, qui ont cru en moi et m’ont fait confiance. Après mes parents, je dois énormément à M. Dummesnil et M.Savanni, ils m’ont ouvert des voies, ils me consacraient du temps, me donnaient confiance en moi pour viser haut, comme mes parents me le recommandaient. La boxe aussi a joué un grand rôle, en me rendant plus fort.
J’ai pu participer au module Sciences Po, et je voulais faire cette école pour me prouver à moi-même et à tout le monde que je pouvais faire de grandes choses, me surpasser. C’était un énorme défi, en plus avec la boxe à haut niveau… Mais j’ai eu le soutien de mes parents, de mes professeurs, et de Ambition Campus. Et j’y suis arrivé !
Et surtout Sciences Po, me permettait de faire le métier qui pouvait me permettre d’être moi-même : diplomate. Etre diplomate, c’est utiliser ce cadeau qu’est mon identité multiculturelle, l’affirmer, et être un Franco-Marocain qui pourra travailler pour le bien de ses deux pays, qu’il adore : la France et le Maroc.
Cette identité multiculturelle est importante pour vous ?
Oui, elle détermine ce que je suis. J’ai toujours grandit dans deux cultures différentes, celle de la maison, de mes parents, ma famille, où l’Islam avait une place essentielle, et la culture française, que j’ai apprise à l’école avec les fêtes républicaines, l’histoire de la France, « les ancêtres gaulois » dont j’intégrais l’héritage, même si ils n’étaient pas mes « vrais » ancêtres.
Dans mon enfance, j’ai eu une profonde crise identitaire, je ne savais pas comment me situer, si j’étais français ou marocain ? En France on me voit comme un marocain, au Maroc on me voit comme un français, ou un M.R.E., ces marocains de l’étranger qui reviennent juste pour les vacances. J’en souffrais énormément.
Peu à peu j’ai compris j’étais entre les deux, et que je n’avais pas à choisir. Ma famille m’a apporté un double héritage, mon grand-père s’est battu pour la France et mon père a fait la Marche Verte au Maroc. Je suis français et marocain, je l’affirme que ce soit socialement ou dans le sport, puisque je participe à des compétitions dans l’équipe de France et dans l’équipe du Maroc.
Donc vous arrivez à Sciences Po, cela fait maintenant deux mois. Est-ce que c’est ce que vous attendiez ? Plus dur ? Moins difficile ?
Une fois à Sciences Po, j’ai eu beaucoup de mal, notamment par la charge de travail. Aussi j’avais des appréhensions, sur la procédure CEP [Convention Education Prioritaire], l’intégration des CEP , l’entente avec des gens de milieu différents.
J’ai eu la chance de rencontrer des gens très bien, qui m’ont aidé à prendre mes marques. Je suis toujours aidé par Ambition Campus, et aussi par Salaam Sciences Po. J’ai eu l’opportunité de parler de ce qui je suis, un musulman franco-marocain, de pouvoir expliquer ce que représente l’Islam pour moi. Surtout j’ai eu la chance d’être avec une classe vraiment bien, avec qui nos différences deviennent des qualités, des atouts qui nous permettent de vivre ensemble dans une humeur qui est toujours agréable. Malgré les coup durs, comme des mauvaises notes, une baisse de forme, des horaires assez durs, d’autant plus que j’habite loin, et que le trajet est à la longue assez usant, je m’accroche et je ne baisse pas les bras, par Dieu je ne baisserai jamais les bras.

Justement, comment cela se passe-t-il au quotidien ? Par exemple, pour l’Aïd El Kebir, êtes-vous allé en cours malgré tout ? Il y a quelques années un chargé de conférences avait refusé de faire cours devant une élève voilée, alors que Sciences Po se veut une école ouverte sur le monde, avez-vous vu ce genre d’intolérances ? Ou bien pensez-vous que votre expérience positive représente la norme ?
Au quotidien, c’est difficile, la charge de travail est importante, et j’ai mis du temps à m’organiser. Mais par exemple, on a le droit d’être absent deux fois pour chaque cours, être méthodique et utiliser ces deux jokers donne la liberté nécessaire.
Je n’étais pas au courant de l’incident dont vous parlez, et cela me surprend. Je vois des filles voilées à Sciences Po, et cela n’affecte absolument pas leur scolarité. Je crois que, comme vous dites « mon expérience positive représente la norme ».
Vous avez mentionné plusieurs fois Ambition Campus, c’est une association qui aide les jeunes « des quartiers » à intégrer des filières prestigieuses. Est-ce que vous pouvez nous parler un peu plus du rôle qu’ils ont joué auprès de vous ?
Ambition Campus a joué un rôle important.
Au tout début, on me conseillait « d’y aller », et je suivais le conseil, c’est tout.
Ce sont les différentes « Master Class » qui m’ont motivé et intéressé, il y avait des personnalités qui ont vraiment bien réussi et qui nous ont expliqué leur parcours. Le plus marquant était le fils d’un plombier-chauffagiste qui a fini à l’E.N.A.
Les Master Class et Ambition Campus nous montraient des exemples, et nous prouvait que ce type d’ascension était possible avec du travail, et beaucoup de motivation et d’envie.
Peu à peu je me suis intéressé aux activités de l’association, j’ai fait des rencontres, et même des amitiés sont nées, avec des gens qui m’ont beaucoup soutenu et aidé. Les Anciens et le Bureau me disaient que j’étais un profil atypique, avec une très grande envie de réussir et de faire de grande chose.
Le fait qu’ils croient en moi a été un soutien moral pour moi, une grande motivation aussi, pour leur donner raison !

C’est vrai que vous êtes un profil atypique. Non seulement vous êtes excellent en sport comme dans les études (et selon mes propres souvenirs de Sciences Po, c’est plutôt rare !) mais en plus vous avez choisi la boxe.
La boxe est ma passion, elle me rend de plus en plus fort, c’est un sport magnifique. Grâce à la boxe, les choses difficiles me paraissent simples, et j’ai de plus en plus envie de me dépasser. Je répète toujours « Je ne me sens vivant qu’en boxant, c’est ça qui me rend heureux ».
Représenter le Maroc et la France dans les compétitions est un grand honneur, et malgré l’énorme charge de travail à Sciences Po, je ne veux pas abandonner la compétition. J’ai des week-ends surchargés, une année surchargée, mais mon désir de réussir me permet de tenir.
C’est comme pour mon identité franco-marocaine, je suis étudiant et sportif.
En conclusion, je souhaite montrer à nos futurs bacheliers, français, marocains, algériens, tunisiens, italiens, portugais, à tous les jeunes, que votre identité multiculturelle est un cadeau du ciel. Dans votre vie on ne vous donnera jamais rien, vous devez vous battre et ne jamais baisser les bras, mourir est facile, vivre est difficile. Par cette interview je veux dire à ma famille, à tout ceux qui m’ont aidé, tous ceux qui ont cru que je pouvais réussir, à tous ceux qui m’ont félicité, à tous ceux qui m’aident aujourd’hui, à toutes les personnes qui me soutiennent directement ou indirectement : merci, je vous aime de tout mon cœur.
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