Ammi M’bark est rentré de la Mecque
Il y a quelques temps, l’oncle de mon mari est rentré de la Mecque. Nous sommes allés le chercher à l’aéroport, en convoi, pour le raccompagner chez lui, à Beni Mellal, et fêter son retour.
Jusqu’à maintenant, je n’avais connu ces fêtes de retour de pèlerinage qu’au bled, avec des gens assez âgés, comme le père de mon mari, qui avait plus de quatre-vingt ans au moment de son Hajj, ou certains de ses oncles, dans la même génération.
Là c’est totalement différent. Cet oncle-là, qui s’appelle M’Bark, est nettement plus jeune, il a moins de cinquante ans, et c’est un chef d’entreprise. Il est donc parti à la Mecque sur ses fonds propres, sans bénéficier de la prise en charge que l’état Marocain accorde aux gens qui ne sont pas riches.
Certains susurrent d’ailleurs qu’il est parti si jeune pour faire pardonner, non pas sa fortune, mais la façon dont il l’a faite. Car s’enrichir est légitime en Islam, du moment qu’on le fait honnêtement. Et au Maroc, les fortunes honnêtes sont rares.
Ceux qui font le pèlerinage sont pardonnés, mais à condition d’avoir la ferme intention de ne pas recommencer (comme les catholiques qui vont à confesse), et ils doivent mettre cette intention en pratique. Peut-être Ammi [mon oncle] M’Bark devra-t-il repartir dans quelques années ? Il fait le pèlerinage avec sa femme, Latifa, qui elle n’a rien de grave à se faire pardonner.
Et malgré ma légère ironie, je les aime beaucoup tous les deux. Ammi M’Bark est intelligent, cultivé, généreux, gentil, et il « fait avec » un pays qui ne donne pas les moyens de réussir aux gens intègres.
Néanmoins, cette fête du retour a été l’occasion de beaucoup d’étonnements. L’étrangère que je suis, celle qui n’a pas été élevée dans une culture, qui n’a pas pris l’habitude de voir comme « normaux » des actes que tout le monde pratique, s’est encore posé beaucoup de questions, sans obtenir de réponses satisfaisantes.
D’abord sur la nécessité de faire une fête au retour
Chacun son caractère, je suis plutôt introvertie. J’imagine que, si je me convertissais, l’expérience du pèlerinage serait quelque chose d’extraordinaire, quelque chose dont je voudrais conserver l’atmosphère le plus longtemps possible, rester, en pensées et en prières, dans ma petite bulle. Encore plus en rentrant d’un long voyage en avion.
Mais Latifa n’a pas eu le choix. Elle qui était déjà très fatiguée a dû, le jour même, recevoir les voisins et la famille. Tout avait été préparé par ceux qui étaient restés sur place, certes, mais elle était l’hôtesse, celle qui devait accueillir les femmes, répondre aux coups de fil de félicitations, s’occuper des instructions au traiteur.
J’ai trouvé que c’était un retour extrêmement abrupt dans la vie profane. L’intrusion des « pas si proches » dans des moments intimes est vécue comme normale ici. Quand elle accouche, la jeune maman n’a pas une minute tranquille pour faire la connaissance de son enfant la première journée, tout le monde trouve normal de lui téléphoner et de passer la voir, même si l’accouchement avait été long et difficile. C’est un devoir auquel personne ne peut se soustraire.
J’ai d’ailleurs la même réticence face aux fêtes de profession de foi, de Bar Mitzvah et autres événements purement religieux qui se transforment en grosses réjouissances. Il me semble que, dans notre catholicisme, il ne reste plus que l’ordination qui soit fêtée d’une façon qui convient à un événement religieux.
Mais quand j’ai essayé d’exprimer cela à mon mari, j’ai bien senti que je m’adressais à une sorte de mur : c’est normal, c’est comme ça, ça fait plaisir à tout le monde, et d’ailleurs il faut bien distribuer l’eau de Zem-Zem, et puis les gens ne comprendraient pas si il n’y avait pas de fête.
Mais quelle fête ? Dans le salon des femmes, où j’étais posée, patiente et résignée, on ne faisait pas vraiment la fête… pour être honnête, j’ai plutôt l’impression qu’on attendait, comme moi, que le temps passe, et que cela soit fini. J’étais assise sur mon canapé à côté de Ba-Hijja, une de nos cousines que j’aime beaucoup. Elle est fonctionnaire, mais elle travaille beaucoup, elle est toujours en mouvement, que ce soit dans son bureau à la commune, ou à la maison, chez elle. Malheureusement, son français est trop faible pour qu’on puisse communiquer. Pourtant, là, pas besoin de mots pour savoir qu’elle s’ennuyait autant que moi.
La musique c’est haram
J’ai d’ailleurs compris à cette fameuse fête de retour de la Mecque pourquoi la musique était haram. Dans son infinie sagesse, le Prophète savait déjà que, un millénaire plus tard, ses fidèles useraient et abuseraient des micros, hauts parleurs et équipement « hi fi » dont la seule qualité serait dans le nombre de décibels émis.
Plaisanterie mise à part, pour comprendre mon étonnement, il faut savoir que, effectivement, la musique est haram (interdite) en Islam. Seuls sont autorisés les tambours et les chants. La danse, elle aussi est haram (et même la danse entre femmes, il ne faut pas imaginer un instant qu’on puisse autoriser qu’une femme danse sous les yeux d’un homme qui ne soit pas de sa famille proche).
Problème : il n’y a pas de fête sans musique au Maroc, mais comment faire de la « vraie » musique dans une fête qui célèbre un retour de pèlerinage ?
Solution : on se limite aux chants et aux tambours.
Dans la tente caïdale où, vers 15 heures, les femmes attendaient patiemment leur déjeuner, j’ai donc vu arriver un orchestre composé de quatre femmes portant la même djellaba rayée et quelques gros tambours.
J’avais surveillé du coin de l’œil l’installation des hauts-parleurs, en me demandant quelle idée absurde poussait le traiteur à les installer derrière les tables, juste derrière les tables, en gros, à une distance comprise entre 10 et 60 centimètres des oreilles des convives, bénissant ma chance en voyant celui qui était le plus proche de nous être installé à deux tables. J’ai les oreilles sensibles, ce qui n’est pas facile au Maroc, et j’allais être raisonnablement épargnée.
Pas du tout. Tandis que les femmes faisaient les essais micros sur le son de « Allah, Allah » qui remplaçait (très irrévérencieusement à mon goût) le traditionnel « 1, 2, 3 »), le jeune homme responsable de tout ça, dont les oreilles doivent déjà être en dessous des 50 décibels, décide de déplacer le haut-parleur juste derrière nous.
Ma Doué…. La petite provision de kleenex sur la table se transforma rapidement en bouchons d’oreilles improvisés, sur mon initiative.
Et le récital commença. Pour autant que mon faible arabe me permette d’en juger, il s’agissait de sourates, de chansons religieuses, écoutées avec respect par les participantes au sein desquelles il y avait toutes sortes de voiles, du niqab intégral au joyeux foulard multicolore assorti au caftan, car, comme d’habitude, ces dames se font belles. Les seules femmes « en cheveux » étant moi et les serveuses. Je me disait que nous respections parfaitement la parole qui enjoignait aux femmes de se voiler pour se distinguer des infidèles et des esclaves…
Le récital s’interrompit quelques minutes, le temps de la prière. Dans les fêtes, elle est généralement peu faite, ou de façon discrète, mais là, étant donné le motif et l’assistance, c’est environ la moitié des femmes qui se mit à prier, dans la tente caïdale même (et, dit mon esprit critique, sans avoir fait ses ablutions préalables…)
Après la prière, les chanteuses étaient en forme, et commença alors un épisode qui m’a marquée, alors que mon mari trouve que vraiment, j’ai l’esprit tordu.
Connaissez vous les danses du Moyen Atlas ? C’est en quelque sorte la version locale et habillée de la danse orientale. La femme est couverte de la tête aux pieds, mais dans beaucoup de régions, on enlève le foulard pour la durée de la danse, et sinon, il est rehaussé de perles et de sequins, comme la ceinture. Au moment de danser, la femme noue la ceinture « autour des hanches » (expression pudique) « sous les fesses » (description exacte) et elle va souligner les mouvements des hanches et du buste. Car, même si cela se voit mal sur la vidéo que je vous ai indiquée, les déhanchements et les tressautements des épaules, qui font bouger les seins en rythme, sont parfaitement explicites. Les déhanchements sont en fait identiques aux coups de pubis qui faisaient interdire de télévision les chanteurs de rock dans les années soixante.
Et maintenant, dans cette fête religieuse de retour de pèlerinage, vous imaginez mes quatre chanteuses qui entament un air entraînant, sur les paroles de « Ghassoul Allah » c’est-à-dire « Le Messager de Dieu ». Si vous avez vu « la vie est long fleuve tranquille », Patrick Bouchitey chantant « Jésus Revient » vous donne une bonne idée du rythme et de la qualité musicale.
Les femmes sont très contentes, manifestement le recueillement précédent ne leur convenait pas trop. Elles commencent à frapper dans les mains, en rythme, et tout d’un coup, l’une d’entre elles s’élance au milieu des tables, et danse.
Je n’ai pas pu filmer ces coups de rein rythmés sur les paroles à la louange du Messager de Dieu, et si j’avais pu, je n’aurais certainement pas trahi l’intimité de ces femmes. Vous pouvez voir l’équivalent dans cette vidéo :
Mais j’avoue, je ne comprends pas.
Ou plutôt je comprends que la différence culturelle, comme on dit, me fait voir des choses avec un autre oeil.
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