La nouvelle est surprenante, incroyable même. Alors qu’on critique régulièrement, en France et en Europe, la corruption marocaine, ignorant les progrès faits régulièrement, ce sont deux français, deux journalistes qui ont été pris la main de le sac de la tentative de corruption, et pas pour une petite somme : 3 millions d’euros, qu’ils tentaient d’extorquer au roi lui-même !
En tant que française, j’ai un peu honte. Honte de la mentalité de ces deux « journalistes » et surtout de leur bêtise. Car, pour ceux qui connaissent bien le Maroc, comme ils le prétendent, l’idée de s’attaquer directement à la personne du roi, d’oser essayer un chantage est d’une bêtise crasse. Ils peuvent encore s’estimer heureux d’être français, et d’avoir commis leur tentative en France, sinon ils auraient passé au moins quelques semaines pénibles, sinon plus, à Okacha, la grande prison de Casablanca.
Qu’est-ce que cette affaire révèle, quelles leçons en tirer, quelles questions ?
- la corruption est partout, la France est loin d’être le bon élève qu’elle prétend ;
- le journalisme d’investigation, en tout cas en France, semble être de moins en moins pratiqué, en tout cas de façon intègre ;
- d’une manière générale, sans même aller jusqu’au roi, il est fortement déconseillé à un européen de rentrer dans le jeu de la corruption, qu’il ne maîtrise pas ;
- le roi a préféré faire arrêter les journalistes et donc mettre l’affaire sur la place publique, plutôt que payer ;
- quelles étaient donc ces informations si sensibles, pour valoir une telle somme ? Et des journalistes qui pratiquent ce type de chantage ont-ils encore une quelconque crédibilité ?
La corruption est partout
Pour être honnête, cette arrestation aurait eu lieu au Maroc, j’aurais eu des doutes sur la réalité du chantage, tellement c’est énorme.
Mais l’arrestation a été faite en France. Quelle que soit la valeur que la France accorde à la coopération judiciaire retrouvée avec le Maroc, ce n’est pas au prix d’une erreur judiciaire de cette sorte. Je n’ai pas fait de recherches poussées, je n’ai aucun souvenir d’un journaliste emprisonné en France pour des faits touchant à ses recherches…. les procès sont nombreux, oui, les accusations aussi, le métier de journaliste est difficile à exercer quand on s’attaque aux grands de ce monde, mais la profession n’a pas connu d’emprisonnement politique depuis, je crois, le XIX°
On peut donc en conclure qu’il y a réellement anguille sous roche et flagrant délit.
Ce qui est intéressant, dans le classement de l’ONG Transparency, c’est de voir que le Maroc s’améliore (gagnant 2 points entre 2013 et 2014), alors que la France se dégrade, perdant les mêmes deux points. Avec sa place de 26°, la France se situe devant l’ensemble des pays d’Europe du Sud, mais derrière tous les pays anglo-saxons, y compris, hors zone Europe, l’Amérique du Nord et l’Australie. Bref, un score dont on n’a pas à être tellement fiers.
Que deux journalistes puissent envisager, ne serait-ce qu’un instant, de prendre ce type de risques, montre un changement dans les valeurs « globales » de la société, qu’on pourrait résumer en « on est en train de se transformer en république bananière ». Les Plesnel, MediaPart, Elise Lucet ou le Canard Enchaîné sont finalement quelques gros arbres qui cachent une forêt de journalistes de plus en plus complaisants, passe-plats et lecteurs de prompteurs.
La perte de crédibilité des journalistes
Comment faire confiance, maintenant, un seul instant, aux livres écrits par ces deux journalistes ?
Catherine Graciet avait écrit en 2006, avec Nicolas Beau, « Quand le Maroc sera islamiste ». Arrivée depuis peu de temps au Maroc, installée à Ouarzazate à l’époque, j’avais lu ce livre avec surprise, incapable de le rapprocher du Maroc que je connaissais, me disant simplement que je ne connaissais pas tout. Contrairement à la thèse du livre, les élections de 2007 n’ont pas amené les islamistes au pouvoir, il a fallu attendre 2011, après le printemps arabe, pour que le PJD entre au gouvernement. L’arrivée des islamistes s’est faite dans un processus électoral, légal, et ne s’est pas traduite par une catastrophe politique.
Il fait toujours aussi bon vivre au Maroc, ceux qui veulent boire de l’alcool le peuvent sans problème, en dehors de Ramadan.
Bien comprendre le Maroc ?
Un certain nombre des problèmes décrits dans ce livre étaient réels, mais les auteurs avaient totalement sous-estimé la capacité du roi à faire évoluer son pays, et l’attachement réel de très nombreux marocains à sa personne et à ce qu’il symbolise.
Il y a plusieurs Maroc. Je le reconnais, je connais peu le Maroc très riche et très affairiste, le Maroc totalement occidental, celui des anciens élèves des lycées Lyautey et Victor Hugo qui parlent mieux le français que l’arabe, des pensionnats internationaux et des grandes universités, celui des gens qui ont, dans la sphère privée, une vie tout à fait occidentale, tout en respectant les normes de la société marocaine, et qui rêvent d’un pays démocratique, avec un roi restreint au rôle de symbole de la Reine d’Angleterre.
Mais ce Maroc là, que fréquentent les journalistes, ne connaît pas le Maroc beldi, aroubi, celui des campagnes, des illettrés, des gens simples qui eux, sont attachés au roi, le voient comme un recours contre la corruption, la hogra imposée par cette caste de riches. (La Hogra est une sorte d’humiliation très violente). Le roi ne peut pas tout, mais quand il va quelque part, les choses s’améliorent, sa colère tombe.
Pourquoi faire chanter le roi ?
J’ai tout simplement du mal à comprendre.
Un journaliste, dans un monde idéal, est un champion de la vérité.
Peut-être cette vérité était trop lourde à publier ? Mais dans ce cas, dans mon univers idéal, on décide simplement de ne pas publier, on ne fait pas chanter.
La richesse du roi est connue au Maroc. Sans doute pas appréciée à sa juste importance par le Maroc « beldi », mais elle pose, en réalité, peu de problèmes à celui-ci. C’est plus dans la classe moyenne, frustrée par une évolution qu’elle voudrait plus rapide, confrontée à un « plafond de verre » qui est celui des grandes familles richissimes du Maroc, que les récriminations se font entendre.
Des révélations fracassantes ? Pas vraiment
En tout cas, c’est ce que dit Maître Éric Dupond-Moretti, l’avocat français du roi :
le livre ne contient aucune révélation fracassante. Il n’y a absolument rien à dire. Ce monsieur a précédemment écrit un ouvrage dans lequel il louait le régime de Hassan II. Il a été à la fois laudateur et il est aujourd’hui racketteur. Tout ça est extrêmement glauque.
On ne peut pas en attendre moins de l’avocat du roi.
Néanmoins, si on se souvient du pétard mouillé du compte en Suisse, de février de cette année, cela confirme que les marocains savent très bien que le roi est riche.
Quant à sa vie privée ? Je cite un marocain « moyen » :
Le roi fait ce qu’il veut pendant ses voyages, ce qui compte c’est ce qu’il fait pour son peuple, au Maroc.
Ces « révélations » fuiteront sans doute un jour ou l’autre. Elles rejoindront les égouts des rumeurs du web, où des choses assez ignobles se propagent, de sites en sites… ça ne peut pas être pire ! (Par contre, ce genre de choses, en France c’est illégal de le publier).
La piste « géo-politique »
Évoquée à demi-mots par l’avocat dans une interview rapportée par le Huffington Post, elle peut aussi venir à l’esprit quand on voit l’article du 360.ma sur les liens entre Catherine Graciet et des activistes algériens.
Le dernier livre des deux journalistes était très critique à l’égard de Mohammed VI, comme celui de Catherine Graciet et Nicolas Beau.
On peut aussi imaginer un roman d’espionnage et de manipulations, où les deux journalistes auraient voulu rentrer dans l’action, qui sait piéger la monarchie marocaine (« vous voyez comme ils sont méchants, ils cèdent au chantage », ou simplement lâcher une traînée de poudre de calomnies, en espérant qu’il s’en répandra suffisamment pour salir le roi.
Tout est possible, dans ce domaine. Après tout, on n’a pas non plus oublié le fiasco des faux époux Turenge, et qui aurait imaginé, à l’époque, qu’un état occidental, la France, puisse se permettre d’envoyer des barbouzes faire couler un bateau de GreenPeace ?
Cette explication, pour abracadabrantesque (^^) qu’elle soit, aurait le mérite de redonner un peu de crédit – pas beaucoup – aux neurones de Catherine Graciet et Eric Laurent.
Comment gérer la corruption au Maroc ?
Mais revenons au but premier de ce blog : comment bien vivre au Maroc ?
Le premier conseil que nous donnons à tous les immigrés qui viennent s’installer au Maroc, c’est de ne pas rentrer dans le jeu du bakchich, ou, s’ils veulent s’y frotter, de laisser faire un marocain, qui est nettement plus capable de percevoir les signes discrets, la faisabilité de la chose…
Le second conseil que nous donnons, c’est de résister à la tentation. Le Maroc évolue, la lutte contre la corruption est devenue de plus en plus efficace. En jouant ce jeu dangereux, on se fragilise à long terme pour un résultat hypothétique à court terme.
N’oubliez pas : en cas de corruption, c’est la prison préventive, directement, le temps que toute l’enquête ait été menée. Et vous n’avez AUCUNE envie de connaître les prisons marocaines…
En savoir plus
- Deux journalistes français interpellés pour avoir tenté d’extorquer de l’argent au roi du Maroc
- « SwissLeaks » : Sa Majesté Mohammed VI, client numéro 5090190103 chez HSBC
- Corruption internationale : la France moins bien notée par l'ONG Transparency
- France : Eric Laurent interpellé pour avoir fait chanter le roi Mohammed VI
- Catherine Graciet, nouveau guide de Zakaria Moumni
- Eric Laurent, Catherine Graciet, la honte - analyse de Mediapart
- Tentative de chantage sur Mohammed VI: L'avocat du roi raconte l'arrestation d'Eric Laurent
- Swissleaks : la lettre du roi du Maroc, Mohammed VI >
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6 commentaires
Je suis d’accord avec l’ensemble de ce qui est dit et c’est l’accusation directe sur la base de la plainte venant du Maroc qui m’a gêné. Je ne dis pas qu’il n’ont commis aucune erreur ni qu’ils sont innocents, mais encore moins qu’ils sont coupables. Pour la vérité, il faudra attendre et encore nous aurons qu’une vérité de la justice. Il n’en restera pas moins que s’il y a eu chantage d’un côté ou menaces ou tentatives d’acheter le silence de l’autre, c’est quand même qu’il y a de fortes probabilités qu’il y avait quelque chose qui en valait la peine. J’ai du mal à imaginer qu’on ait à faire qu’à des idiots des deux côtés!
Mais il n’y a pas eu d’accusation directe… il y a eu dépôt de plainte, enquête policière avec écoutes et flagrant délit (le dernier rendez-vous au Raphaël) puis mise en garde à vue, avant la mise en examen. C’est exactement le processus qui aurait été suivi pour n’importe quelle plainte.
De plus, ils reconnaissent tous les deux avoir accepté l’argent, Eric Laurent « pour des raisons personnelles », Catherine Graciet sur un coup de faiblesse de dernière minute (ce qui pose d’ailleurs des problèmes de cohérence, Eric Laurent disant par ailleurs que Catherine Graciet était au courant depuis le début et qu’ils étaient tous les deux parfaitement en phase. Cela me fait énormément douter du « dernière minute ».
Quoi qu’il en soit, le problème de fond, c’est que deux personnes qui se posent en moralisatrices, qui condamnent aussi fortement qu’elles l’ont fait la corruption, dans plusieurs livres, tombent aussi facilement dans le pot de miel aussitôt qu’il passe à portée.
Quelque chose qui en valait la peine ? Pas obligatoirement… En tout cas, pas quelque chose de « publiable » qui en valait la peine. Personnellement, je pense que c’est ça le fond de l’histoire : comme dans leur précédent livre, leurs affirmations sont basées essentiellement sur des « ragots » (c’est à dire des gens qui, selon leur dire, n’acceptent pas d’être nommés, veulent rester anonyme, etc). A partir du moment où on s’attaque à la vie privée des personnes, comme c’était le cas dans leur livre, les risques de procès pour diffamation et atteinte à la vie privée sont beaucoup plus importants.
Mon interprétation, qui n’est que cela, mais qui a le mérite de donner un peu de cohérence : le conseiller juridique du Seuil a dû leur dire « attention danger » sur de nombreux passages. A partir de là, ils avaient le choix entre un livre édulcoré, donc nettement moins vendeur, ou pas de livre. D’où l’idée d’en tirer un revenue « autrement ».
N’est-il pas plus judicieux d’attendre les conclusions de la justice avant de faire de tels commentaires accusatoires? Evidemment, ils ont été arrêtés, évidemment les faits ne plaident pas en leur faveur, mais qui connaît vraiment les faits? Qui peut réellement juger sans savoir. Qui peut, aujourd’hui, qualifier des faits non connus de « non respect » des règles qui devrait être françaises et d’un autre côté, ne pas respecter la présomption d’innocence. Je ne vous connais pas, ceci n’est donc pas un jugement, mais habitant au Maroc, à Marrakech, je sais ce que signifie le « téléphone arabe » et malheureusement, au niveau journalistique, on est plus proche de celui-ci que de l’investigation pure. Affaire à suivre donc…
Oui, mais ici, on ne parle pas de « téléphone arabe » mais d’enquête et de flagrant délit par la police française. Qui a été confirmée par une mise en garde à vue, suivie d’une mise en examen.
Par ailleurs, depuis hier, vous avez pu apprendre de nouvelles choses… je vous convie à suivre notre dossier de presse, qu’on met régulièrement à jour pour vous permettre de suivre cette affaire en évitant les redites des multiples citations.
Donc :
1- Eric Laurent reconnait la transaction financière « sans chantage » (pour moi c’est un bel exercice de novlangue, monnayer son silence, j’appelle ça faire du chantage… mais bon)
2- Le contrat signé a fuité…
Que les fuites soient organisées, qu’il y ait manipulation médiatique, même politique derrière, bien sûr, il ne faut pas être naïf.
Mais il y a une base factuelle.
Comme je l’explique dans l’article, les journalistes sont censés être un contre-pouvoir. Ils bénéficient de nombreux privilèges à cause de cela, fiscaux et judiciaires.
En acceptant, d’une manière ou d’une autre de se taire contre une somme énorme (3 millions d’euros, cela représente les droits d’auteurs de nombreux livres), quelle qu’en soit la raison, on trahit l’éthique de sa profession. Or cette acceptation est reconnue par Eric Laurent lui-même.
Je ne parle pas de « règles françaises » dans l’article, mais pour rappel, elles comprennent :
A partir de là, il est impossible de tourner autour du pot et d’oublier les deux faits dérangeants : ils ont signé, ils ont empoché l’argent.
Même s’ils ont été manipulés à proposer cette transaction financière, ils ont succombé à l’appât du gain. S’ils avaient été réellement éthiques, et qu’ils avaient été approchés par le Maroc pour cette transaction, ils auraient, eux, piégé le Maroc, enregistré, informé au fur et à mesure des tiers de la progression de la chose, pour pouvoir prouver de leur bonne foi et que ces échanges se faisaient dans le cadre d’une enquête « en immersion » comme on dit. Tout concorde à prouver que ce n’est pas cela. Y compris les aveux d’Eric Laurent.
C’est facile de dire « j’ai été piégé ». Oui mais comment ?
« J’ai été piégé parce que je ne voulais pas encaisser de l’argent et que j’y ai été forcé à l’insu de mon plein gré » ou « J’ai été piégé parce que je voulais négocier et que je ne pensais pas que ça allait m’exploser à la figure ? »
Quand on écrit « Le Roi Prédateur » on connait les manœuvres du Palais, et on ne se lance pas dans ce genre d’affaire, ou alors on est d’une naïveté confondante.
« montre un changement dans les valeurs « globales » de la société » > La dérive ne me semble pas dater d’hier, la France a perdue depuis au moins une décennie si ce n’est plus la confiance dans son avenir.
Les français de la rue (ceux qui constituent l’énergie motrice du pays) ne se retrouvent plu dans la politique de leur pays et sont perplexes pour ne pas dire agacés qu’on les prennent encore pour ces français qui ont fait leur réputation.
Au mieux ils se réclament de valeurs qu’ils ne voient plu depuis longtemps autour d’eux (et encore moins dans leurs leaders).
Le français cherche encore a l’extérieur la source de sa décrépitude sans comprendre qu’elle viens de lui et de son manque de capacité a assumer le poids de sa réputation, il découvre lentement mais sûrement toute les ficelles de la débrouille en marge d’un système bien huilé qu’il n’est plu en mesure de suivre.
A ce titre : « le journalisme d’investigation, en tout cas en France, semble être de moins en moins pratiqué », le journalisme d’investigation a disparu depuis longtemps même si on trouve (encore) quelques exceptions, les organes de presse sont de toute façon rachetés en masse par les fortunes qui dirigent donc ne peuvent en aucun cas servir de support a une vrai information de révélation. Dans ce contexte que faire d’une info si ce n’est en tirer profit de façon détournée (comme ici avec beaucoup de maladresse il semble) dans la mesure ou « savoir » ne peut rimer avec « pouvoir ».
La question est peut être « Comment gérer la corruption en France ? », Comment redonner une place active a tous dans la société française afin que les valeurs soit restaurées ?
La France est un pays sans vrai chef, quand les élus se sont assis, les Français se sont couchés, quand ils ont doutés, le peuple c’est mis a désespérer (cf prière de Prosper Monier).
Non, effectivement, cette dérive ne date pas d’hier. Mais pour moi, qui ai quitté la France il y a plus de dix ans, cette affaire la met en évidence de façon brutale.